81% des personnes décédées par surdose depuis janvier 2022 consommaient seules

Ils ont été découverts inanimés sur leur lit, sur une chaise ou encore face contre terre, parfois plusieurs jours après avoir été victimes d’une surdose. Depuis janvier 2022, 329 Québécois ont perdu la vie sans que personne ne puisse appeler le 911 ou tenter de les réanimer, révèle une enquête du Devoir.

« La stigmatisation liée à la consommation, le fait de se cacher pour consommer — donc, de consommer seul —, c’est le facteur le plus important et qui peut amener une mortalité lorsqu’il y a une surdose », explique la Dre Elisa Pucella, médecin-conseil de l’équipe de lutte contre les surdoses à la Direction régionale de santé publique de Laval.

Ce sont 81 % des surdoses, entre le 1er janvier 2022 et le 5 avril 2023, qui se sont produites alors que les personnes consommaient seules, montre l’analyse des dossiers du coroner effectuée par Le Devoir.

Analyse des décès par surdoses depuis janvier 2022

Nancy est paire aidante depuis huit ans au Bureau régional d’action sida (BRAS) Outaouais, à Gatineau. La mère de deux enfants, qui consomme des drogues depuis l’âge de 12 ans, notamment par inhalation, a choisi de redonner à sa communauté en accompagnant d’autres usagers. Elle considère les centres d’inhalation supervisée comme essentiels pour la sécurité des consommateurs, mais surtout pour sauver des vies.

« Il y a des gens qui viennent ici tous les jours, sept jours sur sept, parce qu’ils se font une routine. Ça leur permet de faire du social, de peut-être sortir de chez eux parce qu’ils n’ont personne. Ça brise l’isolement aussi », précise la paire aidante.

Une fois sur place, les usagers peuvent aussi faire tester leur drogue et décider s’ils veulent tout de même la consommer. « Sur mes quarts de travail, j’ai déjà fait des réanimations de personnes en surdose avec des intervenants », lance Nancy. « Ça permet d’avoir un endroit sécuritaire pour consommer. Si tu échappes ta pipe et que tu en prends une par terre et que quelqu’un avait fumé du fentanyl avec, tu peux te contaminer avec une drogue que tu ne veux même pas consommer. Ça peut être évité [en consommant ici] », raconte-t-elle.

Au Québec, il n’existe aucune donnée sur les modes d’administration des drogues, mais sur le terrain, les intervenants communautaires consultés par Le Devoir sont unanimes : l’inhalation est un moyen de plus en plus prisé par les consommateurs.

En juillet dernier, l’Unité mobile d’intervention et la Direction de santé publique du CISSS de Laval ont mis sur pied Nomade, un autobus qui fait office de centre de prévention des surdoses en offrant un espace pour la consommation de drogues par injection, par voie orale, par voie intranasale ou par inhalation. Une salle avec ventilation est aménagée à même l’intérieur de l’autobus. Le véhicule permet d’aller à la rencontre des usagers dans les secteurs où ils sont plus présents, tout en desservant ceux qui se trouvent dans des coins plus isolés de l’île Jésus.

« L’autobus, le centre de consommation supervisée répond exactement à cette importante précaution [de ne pas consommer seul]. Il y a des intervenants qui sont formés pour intervenir en cas de surdose, et c’est la grosse protection qui est disponible », indique Dre Pucella.

En plus d’offrir un lieu pour consommer sous supervision, Nomade propose des services de distribution de matériel, ainsi que des tests pour les drogues destinées à être consommées. Depuis le 6 juillet, l’autobus a reçu 150 visites, et 75 % des utilisateurs sont venus y inhaler des stimulants.

Selon Geneviève Cousineau, intervenante au centre de consommation et de vérification de substances Nomade, l’unité mobile permet d’atteindre des usagers qui ne fréquentent pas les centres fixes de consommation supervisée.

« On voit des gens qui ont des appartements et qui n’ont pas de milieu de consommation. Il y en a qui ne veulent pas se faire déranger ; d’autres qui ne veulent pas que les voisins sachent qu’ils consomment. Il y a plein de raisons pour lesquelles les gens vont nous appeler pour nous demander de nous déplacer dans un endroit précis et qui vont venir consommer à bord de l’autobus », explique l’intervenante.

Une ligne 24/7

 

Un centre physique n’est toutefois pas la solution pour tous les utilisateurs de drogues par inhalation : certains préféreront toujours consommer dans le confort de leur domicile. C’est pourquoi, en plein coeur de la pandémie, Rebecca Morris-Miller, elle-même consommatrice de drogues, a lancé avec un cellulaire et un don de 1000 $, le NORS (National Overdose Response Service) afin d’accompagner virtuellement les usagers et ainsi prévenir de possibles surdoses. Ce dernier a permis d’empêcher une centaine de surdoses depuis sa mise sur pied en 2021.

« En octobre dernier, [Rebecca] est décédée d’une surdose. Elle m’aurait donné des coups dans les reins si j’avais arrêté ce qu’elle a commencé », lance au bout du fil sa soeur, Lisa Morris-Miller, désormais directrice générale du NORS.

Ce service national entièrement gratuit et offert en français est actuellement financé par le PUDS, le Programme sur l’usage et les dépendances aux substances de Santé Canada.

 « Quatre-vingt-cinq pour cent de nos appels sont des personnes qui ne visitent pas les centres supervisés. Sinon, ce sont des gens qui vont consommer en dehors des heures d’ouverture d’un centre. Nous, on est là 24/7. On supervise aussi par texto, parce que c’est le canal privilégié par les plus jeunes. Et on offre le service bilingue grâce à Espace mieux-être Canada », explique Mme Morris-Miller. Environ 16 % des appels au NORS provenaient du Québec, selon les derniers chiffres disponibles.

Les gens pensent que ce sont les utilisateurs de drogues de rue qui meurent d’une surdose, mais c’est absolument faux. Ce sont des travailleurs de la construction, des courtiers en Bourse, des travailleurs du système de santé […] qui ont pris des opioïdes et sont devenus accros…

Le profil des usagers de NORS est aussi très différent de celui des centres de consommation supervisée, note-t-elle. « Notre clientèle est majoritairement féminine. Les gens pensent que ce sont les utilisateurs de drogues de rue qui meurent d’une surdose, mais c’est absolument faux. Ce sont des travailleurs de la construction, des courtiers en Bourse, des travailleurs du système de santé, des banquiers, des athlètes, des personnes qui se sont blessées, qui ont pris des opioïdes et sont devenus accros… »

Minimiser le risque

 

La présence de centres de consommation supervisée se révèle être aussi un outil de référence pour les policiers, témoigne Krisztina Balogh, mandataire de dossiers et commandante du poste de quartier 21 du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). « Ça nous permet au moins de tendre une main, d’informer sur les ressources disponibles. Alors, si on n’a pas ces ressources-là, les policiers, ils ont beau les rediriger, eh bien la consommation va continuer à se faire dans des endroits extérieurs, dans des espaces publics », souligne-t-elle.

Tous les intervenants interrogés par Le Devoir s’accordent pour dire que les centres supervisés sauvent des vies. « Chaque personne qui franchit la porte, ça t’évite une surdose », affirme Adrien St-Onge, coordonnateur de la consommation sécuritaire au BRAS Outaouais.

Marie-Christine Leclerc, responsable du centre de consommation par injection et inhalation supervisée L’Interzone, à Québec, plaide aussi pour une diversification de l’offre de services. « Il faut vraiment être capable d’aller rejoindre des gens qui peuvent avoir une consommation fonctionnelle, qui peuvent se présenter au travail, faire leur vie quotidienne, mais qui vivent avec une dépendance et qui doivent avoir du matériel sécuritaire, qui sont à risque de consommer des substances qui vont leur amener des préjudices majeurs. On pense à des surdoses, on pense à des psychoses toxiques [ou des décès parce qu’ils étaient seuls]. C’est une réalité », note-t-elle.

À Montréal, les gens qui s’injectent des drogues ont accès à ce type de services depuis l’inauguration du premier centre d’injection supervisée de la métropole en 2017. Bien qu’ils puissent tester leur drogue et récupérer du matériel, les consommateurs de crack ou de crystal meth n’ont quant à eux encore nulle part où aller pour consommer.

Au-delà du « pas dans ma cour »

L’ouverture prochaine du centre de consommation supervisée de la Maison Benoît Labre à une centaine de mètres d’une école du quartier Saint-Henri est par contre loin de faire l’unanimité. Des résidents du secteur ont d’ailleurs organisé plusieurs manifestations et une conférence de presse pour s’y opposer. Le futur site serait pourtant le tout premier à permettre la consommation de drogues par inhalation à ses usagers à Montréal.

La directrice générale de la Maison Benoît Labre, Andréane Désilets, souligne la complexité de mettre sur pied un tel projet, tant du point de vue administratif que de l’acceptabilité sociale. Elle espère ouvrir officiellement les portes de son établissement cet automne. « La dernière étape qu’il nous reste, c’est l’“étampe” du Dr Luc Boileau [le directeur national de santé publique], qui approuve les demandes d’exemption » nécessaires à l’ouverture d’un centre de consommation supervisée, indique-t-elle.

Comment s’explique-t-elle qu’aucun service d’inhalation supervisé ne soit encore offert à Montréal ? « Parce qu’il y a des levées de boucliers. Les gens sont très, très animés, ils ont très peur : on le comprend. Puis, tant et aussi longtemps que tout ça repose sur les épaules des organismes communautaires, eh bien, ça va toujours être long. Il faut aussi voir à quel point on est capable de se lancer dans un grand débat de société, puis de le porter jusqu’au bout. Je pense que ça, ça vient assurément ralentir le tout », répond Mme Désilets.

Les préjugés sont encore bien ancrés lorsqu’on parle de drogues, souligne celle qui a tout de même bon espoir de les défaire. « On l’a vu [cet été], quand on a parlé de “l’allée du crack”. Cette terminologie-là, malheureusement, stigmatise. Cet espace-là existe, malheureusement, parce qu’il manque de services et que tout relève d’un seul et unique organisme. »

« À un moment donné, c’est comme la poule avant l’oeuf, l’oeuf avant la poule, comme si on accusait l’organisme de créer un problème », illustre Mme Désilets. « Mais le problème, c’est le manque d’investissement dans plusieurs petits espaces comme ça, qui permettrait de mieux répondre aux besoins de ces personnes, qui ne se retrouveraient alors pas dans l’espace public. »

La directrice générale de la Maison Benoît Labre observe un réel décalage entre l’ampleur des besoins en matière de consommation supervisée et la manière dont la situation est gérée par le gouvernement. « Ça reste que ces espaces vont devoir voir le jour, que la population générale soit contente ou non. On va devoir agir, [les surdoses] ne se passent pas bien, et pas juste dans la rue », note-t-elle.

Dans la prochaine année, l’organisme communautaire Dopamine, dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, espère lui aussi accueillir dans la cour arrière de son établissement de la rue Ontario Est une annexe qui permettra l’inhalation sous supervision.

Son directeur général, Martin Pagé, observe les ravages des stimulants depuis de nombreuses années, et il estime que la métropole est très en retard. « Ça a pris un an avant de consolider des services [d’injection] qui existent depuis 2017 et qui ont fait leurs preuves, même scientifiquement. Mais là, il faut repartir avec notre bâton de pèlerin pour les stimulants et la consommation par inhalation. Comment peut-on être aussi en retard, puis ne pas avoir vu ça venir ? On va travailler encore une fois dans l’urgence », déplore-t-il.

Témoins de l’efficacité des centres d’injection supervisée, les intervenants interrogés par Le Devoir estiment que davantage de surdoses pourraient être évitées si l’offre de services était bonifiée.

« Présentement, s’il n’y avait pas ces services-là, les consommateurs seraient dans les ruelles, ils seraient ailleurs, […] puis il y a peut-être beaucoup de vies qui se perdaient. […] L’une des raisons pour lesquelles les gens consomment à la vue de tous, dans des espaces publics, c’est que s’ils font une surdose, ils ne veulent pas mourir : ils veulent être sauvés », rappelle la policière Balogh.

À voir en vidéo

You May Also Like

More From Author