Il y a deux ans, une nouvelle vague de maires et de mairesses déferlait sur la politique municipale québécoise. Jeunes, idéalistes et, surtout, inattendus, ces élus incarnaient l’arrivée au pouvoir d’une génération montante, plus encline à parler d’enjeux climatiques, de mobilité collective, d’aménagement du territoire et de solidarité sociale. À mi-mandat, leur bilan est en demi-teinte, marqué par plusieurs victoires, mais aussi par un monde politique qui refuse d’accorder aux villes l’autonomie qu’elles réclament de plus en plus fort.
Les élections du 7 novembre 2021 représentaient l’avènement d’un paysage politique plus jeune et plus féminin au Québec. Cinq des dix plus grandes villes de la province élisaient une femme à la mairie ; près de 9 % des 7924 élus, soit 633 d’entre eux, étaient âgés de 18 à 34 ans. Un vent de fraîcheur flottait dans l’arène politique — et pour cause : plus de la moitié des élus municipaux n’avaient jamais goûté à la politique active avant leur arrivée au pouvoir.
« Cette vague était à la fois inspirante et surprenante, analyse le professeur de politique à l’Université Laval Thierry Giasson. C’était un peu l’expression d’un appétit nouveau des Québécois pour d’autres figures et d’autres discours, des figures qui, à plusieurs égards, entraient en rupture avec les traditions politiques en place. »
Ces maires et mairesses prenaient les rênes de leur ville avec une vision ambitieuse de la politique municipale. Bruno Marchand à Québec, Valérie Plante à Montréal, Stéphane Boyer à Laval, France Bélisle à Gatineau ou Catherine Fournier à Longueuil : tous militaient pour des villes plus vertes et durables, capables de sortir des ornières de l’aménagement urbain traditionnel orienté autour de l’auto.
« Je pense qu’il faut une certaine dose d’idéalisme, particulièrement à la tête d’une grande ville. Personne ne se lance en politique pour gérer les affaires à la petite semaine : il faut avoir une vision transformatrice de la société, souligne Thierry Giasson. Je pense que tous ces gens-là avaient ce feu sacré pour faire quelque chose de beau et de bon pour leur ville. »
Gouverner, ça use, ça use
Après deux années en fonction, les néophytes d’hier ont aujourd’hui donné leur premier tour de roue. La majorité des élus ont déjà bouclé quelques budgets ; ils connaissent leurs dossiers et ont acquis l’expérience de la gestion municipale.
La réalité du pouvoir en a toutefois rattrapé plusieurs, parfois de façon plus frontale que pour d’autres. À Québec, Bruno Marchand a défendu pendant deux ans un tramway que le gouvernement a mis une semaine à enterrer. À Montréal, Valérie Plante, bien qu’elle préside la Communauté métropolitaine de Montréal, qui compte près de la moitié de la population québécoise, a longtemps dû admettre son impuissance à soulager la crise du logement sans le soutien du gouvernement.
« Gouverner en fonction des besoins et de ce dont nous rêvons pour l’avenir de notre collectivité, ça demande encore presque toujours, au niveau municipal, l’autorisation des gouvernements supérieurs, parce que les moyens des villes ne sont pas illimités, explique l’ancien ministre des Affaires municipales Rémy Trudel. À Québec ou à Ottawa, si nous croyons que le rêve doit se matérialiser, nous allons chercher de nouveaux revenus pour le concrétiser. Au municipal, il faut toujours quêter, il faut toujours demander la permission à papa. »
Cette relation de dépendance a la vie dure malgré le désir d’affranchissement maintes fois répété par les municipalités depuis deux ans. Les appels à revoir la fiscalité municipale pour que les villes aient les moyens de leurs ambitions — et des défis qu’elles doivent relever — ont reçu une fin de non-recevoir. « La loi n’a pas changé, dit Thierry Giasson. Les municipalités sont toujours des créatures du provincial. »
Dans plusieurs municipalités, la politique a usé de façon prématurée cette nouvelle vague de personnalités politiques. À Sherbrooke, la mairesse Évelyne Beaudin est en arrêt de travail sur ordre de son médecin pour éviter un épuisement « trop difficile à surmonter ».
À Chapais, la plus jeune mairesse du Québec, Isabelle Lessard, a annoncé sa démission mercredi, deux ans et un jour après son élection. À seulement 23 ans, la gestion des feux de forêt qui ont fait rage aux portes de sa ville, l’été dernier, lui a laissé des séquelles qui s’apparentent à un choc post-traumatique.
« Ça m’attriste beaucoup, souligne Jacques Demers, président de la Fédération québécoise des municipalités. Elle représente exactement ce que nous cherchons dans le monde municipal, c’est-à-dire une personne jeune, idéalement une femme parce qu’il y en a moins que les hommes, particulièrement dans les petites municipalités. »
Une empreinte déjà visible
Malgré ce carcan financier et ces départs précipités, la nouvelle vague du municipal a réussi à imprimer sa marque sur la politique québécoise.
« Ces élus semblent partager une vision claire de ce que le Québec de demain devrait être, souligne le professeur de l’Université Laval. Ils sont capables de l’incarner dans la réalité des gens parce qu’eux, ils sont sur le plancher des vaches, très proches du terrain. Quand ils parlent d’une seule voix sur ces enjeux-là, leur voix porte et ce que nous observons en ce moment, c’est que le gouvernement provincial est tenté de les écouter. »
Preuve en est la récente mise à jour économique du ministre des Finances, Eric Girard, qui fait la part belle aux préoccupations soulevées par les maires et mairesses depuis deux ans.
« Les trois points principaux de la mise à jour économique qui a été présentée mardi matin, ce sont trois points qui ont été mis de l’avant, défendus et débattus par les maires, et non par le gouvernement, indique Thierry Giasson. Le monde municipal a une influence, entre autres parce qu’il parle beaucoup d’une même voix. Ce sont des gens qui ont compris qu’ils ont des intérêts convergents face à un gouvernement qui, politiquement, sur la question de l’environnement, de la mobilité, de la lutte contre les changements climatiques, tient un discours qui n’est pas toujours très cohérent et qui renvoie souvent la balle au fédéral pour tenter de créer des affrontements et de gagner des points au nom du nationalisme. »
La mobilité collective, note le professeur de l’Université Laval, n’a jamais fait couler autant d’encre qu’au cours des deux dernières années. « On parle aussi énormément de logements, et ce sont les maires et les mairesses qui ont talonné le gouvernement sur cet enjeu. »
La CAQ, qui a longtemps nié l’existence d’une crise du logement quand les maires et les mairesses tiraient la sonnette d’alarme, y consacre désormais 1,8 milliard de dollars. Aux yeux de Thierry Giasson, « ça ne fait aucun doute que c’est lié aux revendications des maires, qui se sont faits les porte-parole des organisations du terrain, des organisations de défense des droits des locataires et des droits des assistés sociaux ».
Le monde municipal, qui organisait il y a deux mois un sommet sur l’itinérance, peut aussi crier victoire sur ce front, selon l’ancien ministre Rémy Trudel, aujourd’hui professeur associé à l’ENAP. « Qu’est-ce qui a poussé le ministre des Finances à mettre du sucre sur la table pour l’itinérance ? C’est très, très, très clairement les élus municipaux, croit-il. Qu’est-ce qui a obligé le ministre à consacrer presque 2 milliards de dollars [sur cinq ans] aux changements climatiques ? Pour moi, c’est encore très, très clair que ça vient de leur prise de parole. »
Cette nouvelle génération apporte aussi un nouveau souffle à la démocratie municipale. Une soixantaine de villes adoptent maintenant un budget participatif, explique Rémy Trudel, qui permet à la population d’avoir son mot à dire en ce qui concerne la dépense des deniers publics. D’autres encouragent un dialogue constant entre les citoyens. « Il ne s’agit plus de seulement écouter les gens pendant une heure lors du conseil municipal. Il s’agit d’apprendre en écoutant constamment ce que vit la population. »
Le principal défi du monde municipal, d’ici la fin du mandat, sera d’ailleurs moins de convaincre le gouvernement que la population, aux yeux de l’ancien ministre.
« Nous vivons dans une séquence de “pas dans ma cour”. Les gens sont pour la densification tant que ça ne se fait pas dans leur quartier ou dans leur rue. Le gros du mandat, pour les deux prochaines années, ce sera d’expliquer, d’expliquer, d’expliquer sans arrêt. Ces élus apportent une contribution exceptionnelle au débat public, mais c’est primordial qu’ils expliquent sans fin les transformations qu’ils entendent mettre en place pour rallier la population. »