Aimer le Québec (2), lettre de Gérard Bouchard à Philippe Girard

Cher Philippe Girard, dans votre lettre publiée dans Le Devoir du 14 octobre, vous liez avec beaucoup d’à-propos le discours récurrent de la médiocrité avec le sentiment de l’échec. Vous dites aussi que le Québec ne termine pas ses rêves, ce qui nous ramènerait à l’époque de la survivance. Ici, permettez-moi de ne pas être d’accord. D’abord, je réduirais la portée de votre remarque au projet de souveraineté. J’ajouterais que, depuis les années 1960, notre société a connu sa part de succès, on peut même parler d’avancées substantielles dans certains domaines. Il me semble que la survivance est derrière nous. Cela dit, il reste beaucoup à faire dans notre société (un Québécois sur dix fréquente une banque alimentaire ? Combien de familles sans logement ?…).

L’échec du projet souverainiste nous a fait mal, car cet échec en recouvrait d’autres. Le projet portait en effet une authentique vision. J’entends par là un grand rêve qui est une source d’énergie collective et qui en remorque d’autres en leur communiquant le même élan (comme les Québécois l’ont vécu dans les années 1960 avec le néonationalisme). En ce sens, la souveraineté, c’était plus que l’indépendance. C’était tout ce que nous aurions pu faire avec elle : la société dont nous rêvions.

Au lieu de quoi, nous voici toujours contraints de poursuivre souvent des horizons qui ne sont pas les nôtres, et quand ils le sont, de nous plier à des règles qui les déforment ou les entravent. Dans la plupart des sphères où nous désirons légiférer à notre manière, selon notre sensibilité, nos idéaux, nous devons composer avec un deuxième acteur plus puissant que nous et dont les vues diffèrent. C’est ainsi quand on ne contrôle pas son destin.

Vous pourriez objecter que c’est la faute des Québécois eux-mêmes. Là aussi des nuances s’imposent. Le second référendum a été lancé à un moment très défavorable, l’appui à la souveraineté accusant alors un creux. Jusqu’à la veille du vote, le camp du Oui était sur une lancée ; avec une semaine ou deux de plus, les résultats auraient pu être bien différents. En plus, Ottawa a violé notre loi en finançant le parti du Non à un moment où les deux camps étaient virtuellement à égalité. Néanmoins, les souverainistes sont venus bien près de la victoire.

Il faut tirer de tout cela un enseignement : ne soyons pas trop durs envers nous-mêmes. La même remarque vaut pour ceux et celles qui, pour diverses raisons, ont appuyé le parti du Non. Les tenants du Oui n’ont pas réussi à les convaincre, leur choix doit être respecté. Et comme l’a dit quelqu’un, il y aura une prochaine fois (comprenons : quand nous déciderons d’en finir avec la dépendance et l’humiliation).

De nouveaux horizons

 

L’échec de la souveraineté a entraîné avec lui la grande vision qui la nourrissait. Il faudrait donc, dites-vous avec raison, concevoir une autre vision. Vous évoquez diverses possibilités, dont la lutte pour l’environnement ou contre les inégalités (on pourrait ajouter : contre la violence, la pauvreté, les excès des multinationales, et pour la liberté, la démocratie, l’équité). Je constate que ces luttes ne sont pas exclusivement québécoises, qu’elles se déploient à l’échelle planétaire. J’y vois non pas un obstacle, mais une possible ouverture, peut-être même une nécessité.

Il se peut que, contrairement aux anciennes visions qui trouvaient leurs racines dans le passé de la nation, les nouvelles naîtront surtout des urgences du présent, des urgences qui, interpellant de nombreuses sociétés, feraient appel à de vastes coalitions d’acteurs à l’échelle supranationale. En résulterait-il une mise en retrait de la nation ? Ce serait plutôt le contraire. De nouveaux rêves, une nouvelle vision, prendraient forme, suscitant de nouveaux enthousiasmes, de nouveaux engagements. Le sentiment d’oeuvrer pour soi subsisterait pleinement, mais un « soi » qui se penserait également dans un espace élargi, intégré à de nouveaux horizons.

J’extrais de votre texte une phrase qui trouve ici tout son sens : « Ma fierté québécoise évoquera encore le passé, mais quand elle résonnera, c’est le futur que j’entendrai. » Et à propos cette fois de l’identité québécoise, vous écrivez : « Je ne veux pas la voir survivre, je veux la voir se déplier, se développer. » Je contresigne.

J’ai parlé de coalitions supranationales. À ne pas confondre avec ces grandes messes de chefs d’État, surmédiatisées, dont les engagements annoncés en fanfare ne sont souvent que des ballons. Il faudrait que les citoyens s’en mêlent, qu’ils y aient leur siège (vous voyez où vos réflexions nous conduisent).

Venons-en à la question que je vous ai posée sur vos rêves. J’aime bien que vous la déplaciez sur le terrain des valeurs. Vous expliquez clairement leur formation : « La valeur est constituée à partir d’événements emblématiques de notre histoire […] elle entre dans la durée par la mémoire et par sa présence dans le champ de l’expérience. » J’ajouterais que ces « événements emblématiques » peuvent aussi appartenir au présent. Je m’en tiendrai à l’exemple du climat et des traumatismes qu’il engendre. Ils ont immédiatement suscité à l’échelle planétaire les mêmes angoisses, les mêmes alertes, les mêmes bouleversements dans l’imaginaire. Par rapport à ce que nous savons des mythes, il se produit ici deux déplacements de taille : a) le temps de la formation de la valeur (ou du mythe) est court-circuité ; b) le processus se déploie au-delà de la nation. C’est nouveau, comme le temps dans lequel nous vivons.

Pour finir, je relève que vous ne parlez plus de cynisme, vous croyez possible de vous nourrir du passé en l’ouvrant sur l’avenir, vous percevez une voie pour chasser le sentiment de médiocrité et d’impuissance, vous envisagez une réconciliation avec une identité québécoise, vous adhérez à des idéaux très élevés. Permettez-moi de m’en réjouir. Avec d’autres comme vous, l’« oeuvre magnifique » dont vous rêvez pourrait bien voir le jour.

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