Il était déjà 23 h samedi, un peu plus de la moitié du concert de Karkwa s’était écoulé lorsque, juste avant de servir le vieux classique Moi-léger, Louis-Jean Cormier s’est accordé une pause, et à nous en même temps. Le nez en l’air, il inspirait à pleins poumons de cette folie s’étant emparée de la salle Paramount, au coeur de Rouyn-Noranda. Elle était partout, au tapis, au plafond : « Ça a sûrement à voir avec le taux d’oxygène dans l’air qui descend », a-t-il conclu, détrempé. Qu’est-ce qu’on a sué, eux et nous, dans ce vieux cinéma sans climatisation !
Peu après 22 h, le groupe est apparu sous les applaudissements de l’auditoire, ne laissant pas traîner les clameurs et mordant tout de suite dans l’Ouverture — elle est ainsi nommée sur le nouvel album Dans la seconde, attendu vendredi prochain —, chanson instrumentale grâce à laquelle Karkwa s’est rincé le moteur avant d’enfiler avec l’extrait tout frais Parfaite à l’écran. Toute aussi parfaite sur scène : l’entendre une seule fois, c’est avoir ensuite envie d’en fredonner le refrain.
Ces retrouvailles commençaient bien : « Rouyn, quel plaisir de te retrouver ! Quel plaisir de revenir au Festival de musique émergente ! », a lancé Cormier après que ses collègues et lui ont offert Le pyromane et L’acouphène, toutes deux tirées de Les chemins de verre, le dernier album que Karkwa ait lancé en 2010. Plaisir partagé : ces fans ont attendu longtemps le « vrai » retour du groupe — cela dit sans rien enlever au mérite du projet Karkwatson (avec Patrick Watson), qui avait visité la capitale abitibienne lors de l’édition 2018 du Festival de musique émergente (FME). Ils ont quitté le Paramount en lavette et repus des grooves savants du quintette.
Les fans apprécieront probablement les neuf nouvelles chansons de l’album, que Karkwa a toutes jouées (exception faite de Du courage pour deux). Ceux qui les verront bientôt sur scène jubileront : quoiqu’ils soient experts du studio, les chansons de Karkwa ont toujours paru mieux incarnées, plus explosives, en concert, comme ce fut le cas samedi soir dernier. Cormier chante, mais épaulé des collègues, leurs harmonies vocales donnant du coffre à Le pyromane. Aux claviers, Frank Lafontaine a toujours l’air du démon de Tasmanie, les cheveux en bataille, jouant des notes comme Jackson Pollock joue des couleurs : avec éclaboussures.
Derrière eux, Martin Lamontagne à la basse et Stéphane Bergeron à la batterie, l’ancre rythmique évitant que le navire ne parte à la dérive comme lorsque, après la douce Miroir de John Wayne, le groupe martèle Nouvelle vague et emplit la salle de décibels – ce concert sera une fondue de nostalgie et de nouvelles chansons, « mais ça ne fera pas mal », a assuré Cormier à l’auditoire qui découvrait pour la première fois le matériel de Dans la seconde. À sa gauche, Julien Sagot, entouré de tambours et de percussions, met de l’huile sur le feu – on se demande comment il a fait pour garder sa tuque noire sur sa tête pendant tout le spectacle, tant il faisait chaud.
La moiteur n’a pas ralenti le groupe, qui a fait monter la tension en seconde moitié de concert avec une soufflante version de Dormir le jour (de Le volume du vent, 2008), son jam final si ambitieux qu’il a achevé la vieille guitare électrique de Cormier. Après avoir tenté de jouer Les chemins de verre, celui-ci a stoppé net : « Ça fait treize ans qu’on ne l’a pas jouée, on va la reprendre comme du monde ! » Rigolade sur scène, changement de guitare et c’était reparti. « Sur notre chemin de verre, on a roulé sur de la garnotte », s’est-il excusé, avant de repartir sur Échapper au sort, encore de Le volume du vent.
Une vingtaine de chansons, des litres d’eau perdus en sueur, et le plaisir de revoir un groupe dont le seul talent de performeur justifie son retour, après treize ans de silence sur disque. En prime, les nouvelles chansons sont loin d’être mauvaises — on vous en reparle bientôt.
Elisapie
Salle comble vendredi soir dernier au Paramount, ancien cinéma transformé en salle de spectacles de près de 450 places, pour assister au retour d’Elisapie, cinq ans après la parution de son dernier album, The Ballad of Runaway Girl. « Je me suis dit que la meilleure place pour briser la glace, ben, c’est à Rouyn ! », a-t-elle confié à ses fans, en parlant des chansons de son album à paraître le 15 septembre, simplement intitulé Inuktitut, langue dans laquelle elle a traduit la dizaine de vieux succès qu’elle reprend, à sa douce manière.
Elisapie avait invité la romancière et poétesse crie Virginia Pésémapeo Bordeleau à ouvrir le concert avec un texte original portant sur notre attachement au territoire, scarifié par les incendies des derniers mois. La musicienne a ensuite lancé son tour de chant avec ses versions de Heart of Glass de Blondie (Uummati Attanarsimat) et Time After Time de Cindy Lauper (Qimatsilunga).
Elles étaient adorables. Servies dans une ambiance mi-folk, mi-rock, Jean-Sébastien Williams faisant sonner sa guitare électronique comme une acoustique, et vice-versa. Autour de la musicienne, Joshua Toal à la basse et Jay Essiambre à la batterie complétaient ce trio d’accompagnateurs à l’écoute de la voix douce d’Elisapie, traduisant à la perfection le nouveau souffle qu’elle donne à ces vieilles chansons « pas encore prêtes à être jouées live », nous a-t-elle cependant prévenus. Si vraiment ce fut le cas, personne ne l’a remarqué : franchement, ce premier concert fut sans reproches.
Et touchant, surtout. Elisapie occupe la scène avec une assurance tranquille offrant réconfort à l’auditoire. C’était patent, le temps et l’expérience ont fait d’elle quelque chose qui ressemble à une grande interprète. Entre les chansons, elle blague gentiment et s’ouvre, sur la réalité des femmes autochtones, sur la « pandémie de suicides » qui a aussi emporté son cher cousin, à qui elle a dédié sa fascinante relecture de Born to be Alive de Patrick Hernandez, parce que, oui, le disco s’est rendu jusqu’à Salluit, au Nunavik, où elle a grandi.
Sa reprise d’une chanson du grand chansonnier autochtone Willy Mitchell figure plutôt sur The Ballad of Runaway Girl, mais avait absolument sa place parmi la douzaine qu’elle a offerte devant un public pendu à ses lèvres. Pigeant ensuite dans ses précédents albums, l’orchestre a bombé le torse, offert quelques éclats de rock tempérés par de poignantes ballades, celle offerte au rappel n’était pas la moindre : sa reprise de Hey, That’s No Way to Say Goodbye de Leonard Cohen (Taimaa Qimatsiniungimat), présentée d’abord d’une voix seulement accompagnée par la pulsion d’un tambour, avant que les guitares n’esquissent quelques accords diffus en arrière-plan. Magnifique.