Blomstedt, Haitink et Ansermet, chefs et symboles

Universal publie sur étiquette Decca des intégrales des chefs d’orchestre Ernest Ansermet, Herbert Blomstedt et Bernard Haitink, trois objets très différents qui retracent à leur manière des périodes marquantes de l’histoire de l’enregistrement.

La boîte la plus facilement recommandable est aussi la plus abordable. On trouve dans le commerce en ligne les 33 CD du legs Decca d’Herbert Blomstedt autour d’une centaine de dollars, soit 3 $ le CD, une aubaine pour des enregistrements réalisés entre 1987 et 2001 par des ingénieurs du son remarquables selon les plus hauts standards techniques.

Aura sur le tard

Aujourd’hui, Herbert Blomstedt est, à 96 ans, le plus vieux grand chef en activité. Chaque concert est guetté comme parole d’évangile. Il n’en a pas toujours été ainsi, le chef suédois ayant été considéré comme un Kapellmeister (maître de chapelle, terminologie pour désigner un chef au fait de ses classiques, mais sans grande personnalité) pour une bonne partie d’une carrière qui ne prit son envol que lorsqu’il accéda, à 40 ans, à la direction de l’Orchestre de la Radio danoise (1967-1977).

La consécration se dessina lorsqu’il dirigea l’orchestre de la Staatskapelle de Dresde (1975-1985), l’un des plus anciens et meilleurs du monde. Blomstedt n’a cependant intéressé Decca que lors de son mandat de chef de l’Orchestre symphonique de San Francisco entre 1985 et 1995, années fastes du CD, où le catalogue avait besoin de nouvelles références numériques, ce qui fit la fortune du tandem OSM-Charles Dutoit.

Certains vont écouter ces enregistrements d’une autre oreille, maintenant que Blomstedt est « sanctifié ». Ils auront du beau grain à moudre ! Blomstedt à San Francisco, c’est l’intégrale Nielsen de référence, une intégrale Sibelius qui n’en est pas loin, les meilleurs disques pour apprécier la musique de Hindemith, le plus beau Peer Gynt (Grieg) jamais enregistré, et un bon lot de disques spectaculaires, comme Carmina Burana, une symphonie « Résurrection » de Mahler et des Richard Strauss somptueux. Le tout est complété, après 1995, par quelques gravures (Mendelssohn, Bruckner, le complément de Hindemith et Strauss) avec le Gewandhaus de Leipzig, que Blomstedt dirigera de 1998 à 2005.

Silence sur l’Amérique

En documentant le partenariat Blomstedt-San Francisco dans les meilleures conditions, Decca nous a fait réaliser la vraie éminence du chef et a propulsé sa « 2e carrière » au tournant de sa soixantaine tout en servant le statut de l’orchestre, sous-évalué au prorata de la surévaluation de son homologue de Los Angeles.

Mais le coffret, qui reprend les pochettes originales dans des qualités de reproduction hélas très médiocres, est aussi témoin d’histoire, car si les anthologies Strauss et Hindemith se sont conclues à Leipzig plutôt qu’à San Francisco, ce n’est pas le fruit du hasard. En 1994, après 10 ans, le marché du disque compact avait atteint son plateau et les ventes des CD orchestraux ne compensaient plus les coûts d’enregistrements.

Comme, en Amérique du Nord, l’AFM, le syndicat représentant les musiciens, n’a pas voulu prendre en compte cette nouvelle donne, refusant d’assouplir les conditions économiques des enregistrements, toutes les étiquettes, en 1994-1995, se sont désengagées d’un coup (Philips de Boston, EMI de Philadelphie, Decca de San Francisco, etc.). Pendant une longue période subséquente, les orchestres américains n’ont pas été documentés, avant de devoir lancer leurs propres étiquettes !

Le modèle de Montréal

Avec Ernest Ansermet (1883-1969), nous abordons un cas qui nous touche de très près à Montréal, puisqu’Ansermet fut le modèle et maître à penser de Charles Dutoit. Ainsi, dès le début, la carrière de Dutoit était marquée par son intérêt pour Stravinski, cheval de bataille d’Ansermet, qui fut chef aux Ballets russes à partir de 1915. La saga discographique du premier devint ensuite l’inspiration pour le second, puisque le fondement de la collaboration Decca-OSM-Dutoit était de reproduire à l’ère numérique ce qu’Ansermet avait fait à Genève dans les années 1950 et 1960.

Ansermet est le créateur de La valse de Ravel et du Tricorne de Manuel de Falla. Il est le fondateur de l’Orchestre de la Suisse romande (1918), lancé d’abord comme un ensemble d’expatriés devenu, après la Seconde Guerre mondiale, un orchestre composé à 80 % de nationaux. Ansermet, qui a gravé ses premières cires en 1919, signa un contrat d’exclusivité avec Decca en 1946, débutant une imposante saga discographique à Londres avec Petrouchka et la suite de L’oiseau de feu. Il imposera très vite à Decca son orchestre suisse, même si celui-ci n’était pas dans les meilleures phalanges mondiales.

Decca publie The Stereo Years, long coffret de 88 CD à dominante rouge et noir, repoussé à plusieurs reprises depuis plus d’un an. Celui-ci prélude à un coffret The Mono Years (bleu et noir), dont la date de parution n’est pas encore annoncée.

Le coeur du répertoire est franco-russe, ce qui n’empêche pas l’existence d’intégrales Beethoven et Brahms. Le style Ansermet privilégie la clarté et fuit toute emphase. La fiabilité, élégante et objective, souvent un peu désincarnée de ce chef rendait un fier service à Decca au moment de remplir les catalogues lors de l’avènement de la stéréo.

Decca reprend les pochettes originales, avec plus de soin que pour Blomstedt, mais commet une grosse erreur en reproduisant sur les CD 37 et 40 la même version de La mer alors qu’il devrait s’agir de deux enregistrements différents, de 1957 et de 1964. Par ailleurs, si vous achetez le coffret, vérifiez la plage 7 du CD 20, les premiers exemplaires (dont le nôtre) sont défectueux dans les ultimes secondes. Il semblerait que ces deux erreurs aient été corrigées récemment.

Le legs d’Ansermet avait été réédité par Universal Italie il y a dix ans en trois coffrets thématiques : français, russe et européen. Si les trois totalisaient 96 CD contre 88 ici, c’est qu’il y avait des enregistrements mono, mêlés à la stéréo.

Coffret transéditeurs

Dernier coffret, le plus luxueux : Bernard Haitink et le Concertgebouw d’Amsterdam. Il s’agit d’une « grosse boîte », comme pour Szell et Walter chez Sony ou Karajan chez DG. Haitink a été bien servi par Decca auparavant avec la « Symphony Edition » de ses principales intégrales symphoniques, puis la réédition rematricée des deux grandes intégrales Mahler et Bruckner.

Il y a donc peu de révélations artistiques ici, sauf que l’objet est remarquable dans la mesure où il intègre les enregistrements Philips, Decca, mais aussi Sony et EMI, par exemple les concertos de Beethoven avec Perahia (Sony) et les concertos de Bruch et Mendelssohn avec Perlman (EMI). Decca fait aussi une saine entorse au « tout-Amsterdam » en incluant les enregistrements Chostakovitch réalisés avec le Philharmonique de Londres, ce qui permet d’avoir l’intégrale Chostakovitch, haut fait artistique du chef.

Le coffret contient aussi les concerts (2005-2010) de la collection « RCO Live » (4e de Mahler, 8e de Bruckner, 15e de Chostakovitch et concertos de Brahms avec Ax et Zimmermann), ainsi que les DVD des « Kerstmatinee », ces concerts de Noël des années 1980 où Haitink dirigeait des symphonies de Mahler, interprétations vibrantes jadis publiées en CD.

Deux vrais inédits, des Variations sur un thème de Haydn de Brahms de 1984 et un España de Chabrier de 1969, accompagnent deux raretés, des extraits de répétition de la 2e Symphonie de Mahler et Quatre derniers lieder de Strauss en concert en 1968 avec Gundula Janowitz, en deçà de son disque avec Karajan.

La partie à redécouvrir ici est celle des premiers enregistrements (1959-1963) de ce chef, dont la saga discographique a épousé l’avènement de la stéréo et participé à susciter l’engouement pour la musique de Mahler. On sent l’orchestre prendre plus de chair, de chaleur, de vibrato (cf. les deux Ravel des années 1960).

Haitink, qui s’est brouillé avec son orchestre à son départ en 1988 (il n’était pas d’accord avec le choix de Riccardo Chailly pour sa succession), l’a dirigé à nouveau sous l’ère Mariss Jansons dans les concerts inclus ici avant de se brouiller à nouveau avec l’orchestre en 2013, à l’occasion du 125e anniversaire de celui-ci. Sa touche la plus personnelle du coffret se trouve dans les dernières secondes de la première plage du CD 48, la 9e Symphonie de Bruckner de 1981, où il double les cuivres par une ardente ponctuation de timbales. Cette lumineuse petite « réécriture » de la partition, qu’il abandonnera à la fin de sa vie, confère un effet unique et inoubliable à ce moment.

Herbert Blomstedt

Complete Decca Recordings, Decca, 33 CD, 485 3281

Bernard Haitink and the Concert-gebouworkest

Complete Studio Recordings, Decca, 113 CD et 4 DVD, 485 2737

Ernest Ansermet The Stereo Years

Decca, 88 CD, 485 1583

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