Certains d’entre vous le savent : j’ai passé l’essentiel de mon enfance en Afrique, où mon père enseignait l’anglais et les maths.
L’écolier devant le miracle
Quand arrive cette période de l’année qu’ouvre novembre, je ressens toujours ce que j’ai ressenti à 13 ans en voyant pour la première fois arriver l’hiver, c’est-à-dire la noirceur, le froid et la neige. « Dites-moi que ça va finir ! » Ça finit, en effet… mais c’est bien long.
L’Afrique, à l’âge que j’avais, c’était beaucoup l’école. Il y avait, chez mes camarades africains, un immense respect pour elle. L’offre était limitée.
Par exemple, c’était par un concours, celui d’entrée en sixième, qu’on accédait (ou pas…) au secondaire. Beaucoup de candidats, peu d’élus. Certains de mes amis qui avaient réussi le concours venaient de loin et à pied au lycée du Manengouba (Nkongsamba). Et je revois encore de jeunes gens étudier le soir sous le seul lampadaire
du quartier…
De retour au Québec, ce fut un choc culturel.
Ces superbes bâtiments appelés écoles secondaires, ces magnifiques salles de classe ; ces bibliothèques pleines de livres et de revues ; ces haut-parleurs dans chacune des classes qui permettaient à la direction de s’adresser à tout le monde en même temps ; ces incroyables laboratoires de science avec tout ce qui s’y trouvait ; cette cafétéria ; ces autobus scolaires… Des miracles, rien de moins. Et tous ces enseignants et enseignantes dévoués.
Le miracle qui semble virer au cauchemar
J’appris bientôt le secret de ce miracle : la Révolution tranquille, et par-dessus tout la commission Parent, à laquelle j’ai toujours voué un immense respect. Des idéaux clairement définis, des moyens de les mettre en oeuvre, le courage d’affronter les résistances que tout cela soulève inévitablement.
Puis les années ont passé. J’ai finalement consacré ma vie à l’éducation, embrassant des idéaux qui me semblent largement être ceux de notre tranquille révolution.
Aujourd’hui, je ne peux cacher la grande tristesse qui m’envahit de plus en plus en contemplant ce que devient le miracle.
Ces écoles en piteux état ; ces enseignants formés à l’université durant quatre longues années et qui quittent pourtant en grand nombre la profession ; ces classes remplies d’élèves ayant de sérieux problèmes et qu’on a bien du mal à gérer ; ce personnel de direction qu’on a du mal à recruter ; et il semblerait même, si on en croit une récente recherche menée par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) auprès de 22 000 enseignants, professionnels, employés de soutien et directions d’école, que la détresse psychologique exploserait dans nos écoles.
Je n’aurai surtout pas l’outrecuidance de prétendre pouvoir expliquer tout cela, qui est vaste et complexe. Et encore moins de jeter des pierres.
Le temps a passé ; on n’a pas toujours réagi comme il convenait ; on n’a pas prévu ce qui était prévisible ; de profonds bouleversements technologiques sont survenus, avec des effets parfois majeurs et inédits ; la clientèle scolaire a changé.
Je risque néanmoins l’idée qu’on s’est sans doute éloigné de certains des grands idéaux portés par la commission Parent, notamment sur des questions comme l’égalité des chances et la démocratisation de l’accès à l’éducation, sur le rôle de l’État, sur la place du privé et, par-dessus tout, sur la définition même de l’éducation, affaire d’accès à des savoirs qui libèrent, qui rendent possibles l‘autonomie et la citoyenneté — et qui n’est donc pas seulement ou même d’abord affaire d’acquisition d’un capital permettant de gagner sa vie.
Raisons d’espérer
Malgré tout, mon sentiment est que les idéaux de la commission Parent restent largement partagés dans la population et que nous sommes collectivement pas mal comme mes amis africains d’autrefois sur tout cela.
Mais on ne peut le savoir. Et les structures en place, attachées les unes et les autres à défendre leurs positions, ne permettent guère de soulever les questions qui s’imposent et d’y apporter des éléments de réponse.
Y a-t-il des raisons d’espérer ? En voici deux, tirées de l’actualité et qui me réconfortent.
On annonce que, dans le contexte des négociations en cours, des parents invitent à faire des chaînes humaines autour d’écoles primaires, ceci pour démontrer leur attachement envers l’institution publique et le personnel scolaire. Le projet et l’image me réconfortent.
Et puis, il y a ce document produit par le Parti québécois et intitulé L’éducation, pierre angulaire d’une nation. La toute première proposition qu’on y lit affirme ceci : « Le Parti québécois s’engage à tenir une consultation publique sur le modèle de la commission Parent afin de définir une vision commune pour le système d’éducation. »
C’est exactement ce qu’il faut faire, et depuis trop longtemps déjà. Agissons, me dit l’Africain en moi. Ne tardons pas. Et sauvons ce miracle qui nous a été offert dans les années 60 du siècle dernier. Solidifions-le. Et rappelons-nous pourquoi on y tient tant.
Docteur en philosophie, docteur en éducation et chroniqueur, Normand Baillargeon a écrit, dirigé ou traduit et édité plus de soixante-dix ouvrages.