«Ce spectacle n’est pas subventionné»

Depuis la rentrée culturelle, on voit un nombre inédit de spectacles annulés, reportés ou refaits dans une plus petite forme à la dernière minute. La raison ? Des refus opposés aux demandes de subventions, qui tombent quand les affiches sont collées et les billets en vente. « Quand j’ai commencé en théâtre, c’était gênant de dire que tu n’avais pas tes subventions », rappelle la metteuse en scène Michelle Parent. Comme dire qu’on était un artiste pas très bon. « Là, on le dit tout haut. Il y a un élan, une solidarité. »

« J’ai l’impression qu’il faut maintenant trouver une façon que ce soit écrit sur les affiches, dans le programme : “Ce spectacle n’est pas subventionné” », lance en réfléchissant Mme Parent, interviewée par Le Devoir la semaine dernière. La directrice de Pirata Théâtre a dû reporter la présentation de L’espèce fabulatrice au théâtre aux Écuries, d’abord prévue en juin, à octobre dernier… où elle remplaçait le Théâtre des Trompes, qui a annulé parce qu’il n’a pas eu ses subventions.

Le Théâtre Prospero a ouvert sans le savoir un cercle de parole le 10 octobre dernier. « Vous ne verrez pas Iphigénie », a-t-il annoncé alors dans un statut Facebook largement partagé. L’équipe de la pièce Iphigénie à Pointe-aux « se voit dans l’obligation d’annuler les 15 représentations prévues cet automne », lisait-on. « Chaque saison, des équipes de création dont les spectacles sont programmés dans des théâtres reconnus se voient refuser les subventions nécessaires à la réalisation de leur projet. Cette année, ce nombre est encore plus important », expliquait l’établissement. 

Une création en grande santé

 

« Le nombre de demandes déposées a explosé, selon le Conseil des arts du Canada [CAC] », rapporte Angela Konrad, directrice de la compagnie La Fabrik et de l’Usine C. « Le CAC dit avoir eu un nombre record de 7300 demandes au dernier exercice, avec un budget qui “revient à la normale”. Mais ce n’est pas “normal”, d’avoir en 2023 le budget d’avant la pandémie. »

La metteuse en scène doit travailler les tomes 2 et 3 du Vernon Subutex de Virginie Despentes, pour des spectacles en mai prochain, avec 80 000 $ de moins que ce qu’elle souhaitait.

« Au Théâtre La Chapelle, dévoile son directeur général, Olivier Bertrand, une majorité des compagnies de notre saison actuelle sont en attente d’une réponse d’un conseil ou de l’autre. Aujourd’hui, elles ne savent pas si elles auront assez d’argent pour faire le spectacle sur lequel on s’est engagés ensemble. »

Andréane Leclerc, chorégraphe et artiste de performance, a annoncé récemment qu’elle ne présenterait pas comme prévu son triptyque La forêt, temps 1 d’À l’est de Nod à la fin novembre. Présentée en Argentine, au Mexique, en Arménie et à Repentigny après sa création à Rouyn, l’installation n’a pas reçu de subvention du Conseil des arts et des lettres du Québec. On n’en verra qu’un volet — un solo — plutôt que toute l’oeuvre et ses 13 artistes.

Le Théâtre aux Écuries, qui fait de la codiffusion avec les compagnies, note de son côté les répercussions de cette « insécurité financière ». « Les producteurs nous demandent maintenant de faire 10 représentations grand public plutôt que 15, sinon le risque est trop grand s’ils n’ont pas leur financement », explique la directrice Marcelle Dubois.

Les artistes ne mangent pas que de l’art

Un effet boomerang est en jeu. Pendant la pandémie, les sommes versées à la recherche, à la création et à l’exploration ont été élargies afin que les artistes continuent à travailler pendant que les théâtres étaient fermés par la Santé publique.

Le retour à des budgets culturels « normaux » se double donc d’un bouchon à la diffusion. Toutes les créations pondues pendant la crise de la COVID-19 veulent maintenant déployer leurs ailes devant le public. Et la production d’un spectacle coûte en général plus cher que sa création.

Il y a une absurdité, ont nommé les artistes, à voir un système financer complètement une création, mais pas sa production. « Il faut que les bottines suivent les babines », illustre Michelle Parent.

L’inflation a également un effet direct. « Un budget constant, c’est l’équivalent de 30 % à 35 % de moins, ont calculé Olivier Bertrand et Andréane Leclerc. C’est comme une coupe. Ça veut dire réduire les conditions de travail des artistes, le temps de travail, le nombre de collaborateurs, leurs cachets. » 

Et travailler avec des budgets de famine, par passion pour l’art, n’a plus la même portée. « Le coût des maisons, de l’épicerie, de la vie explose. Tout le monde est brûlé et travaille plus que jamais pour en avoir de moins en moins », avance Isabelle Bartkowiak, metteuse en scène d’Iphigénie à Pointe-aux. « Plus jeunes, on s’disait : “C’pas grave, j’vais me payer juste 200 piasses…” Mais là, c’est grave ! J’ai des artistes qui vivent en colocation à quatre, et ça leur coûte quand même 700 $ par mois de loyer », scande l’artiste de 33 ans.

Des créations de garage, faites de bric et de broc

 

« On est toujours arrivés à prouver, comme artistes, qu’on est capables de faire très bien avec très peu, admet Angela Konrad. On sait faire des chefs-d’oeuvre de bricolage. Mais si on veut faire avancer les esthétiques des arts vivants, il faut réfléchir, et ça prend du temps. Ici, l’argent, c’est du temps. » 

« Inventer de nouvelles formes — le public en demande… —, ça passe par de l’impro, de la recherche-création, poursuit-elle. Ça ne se fait pas en 110 heures au total pour une création. »

Qu’est-ce qui peut améliorer la situation ? « Un revenu minimum garanti pour les artistes », propose du tac au tac Michelle Parent. La chorégraphe Andréane Leclerc adore : « Soixante-deux pour cent de mes budgets sont pour les ressources humaines. Si c’est absorbé, et que mes artistes peuvent vivre qu’ils travaillent ou non, alors oui, je peux naviguer avec des budgets plus petits. » 

Donner plus d’argent aux diffuseurs leur permettrait d’assurer l’aspect production, avancent aussi M. Bertrand et Mme Parent. 

Angela Konrad y va encore plus largement. « Il faut réfléchir au fonctionnement du CAC. Sortir, comme artistes, d’une culture de la plainte — qui est normale — et aller vers l’analyse. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi les demandes explosent ? Quels sont les critères pour être artiste ? Il faut tout regarder. » 

Serait-ce le moment pour un grand chantier culturel, après une pandémie qui a tout changé ?

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