«Combien de temps pourra-t-on tenir?» s’inquiètent les habitants de Kharkiv qui vivent sous le feu des bombes, dans l’est de l’Ukraine

Les bombardements s’intensifient sur l’oblast de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine. Les attaques massives sur les infrastructures énergétiques de la région l’ont plongé dans le noir. Dans le village de Lyptsi, tout près de la frontière avec la Russie, les habitants vivent sous le feu des bombes et dans la crainte d’une nouvelle offensive.

« J’étais dans mon salon quand l’explosion a soufflé les fenêtres. » Aleksander se penche sur un vaste cratère formé au milieu de son jardin : sur plus d’un mètre carré, la terre a été pulvérisée par un missile. « C’était samedi dernier, ça n’arrête pas en ce moment », déplore l’homme de 59 ans. Une sirène d’alerte perce l’espace, signe funeste d’une future attaque russe. Aleksander ne réagit pas : « C’est la troisième alerte en à peine une heure, on ne fait presque plus attention. Les missiles russes, jour et nuit, c’est le quotidien à Lyptsi. »

Situé dans l’est de l’Ukraine, aux environs de Kharkiv, le village de Lyptsi n’est qu’à 20 kilomètres de la frontière avec la Russie. La petite bourgade est à portée des missiles ennemis tirés depuis l’oblast de Belgorod, de l’autre côté. Dans la maison adjacente, Iryna, la voisine d’Aleksander, balaie les éclats de verre étalés sur sa terrasse. Un ouvrier prend les mesures de ses fenêtres. « Il nous faut deux mètres sur quatre », indique-t-il à ses collègues. Ces derniers recouvrent le trou d’une bâche épaisse. « Ça évitera au moins au froid de pénétrer dans la maison, en attendant d’installer de nouvelles vitres ».

Les ouvriers sont employés par l’organisation ukrainienne Proliska, qui intervient dans la région de Kharkiv pour « aider les populations civiles dans les situations d’urgence, en coordination avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) », explique Iryna Panchenko, cheffe de projet auprès de l’ONG. « Nous distribuons du matériel pour réparer les dommages causés par les bombardements. Des planches en bois, du plastique pour boucher les trous créés par les explosions et des bâches pour recouvrir les toits. C’est de l’aide d’urgence, en attendant une réparation correcte des habitations. »

Sur l’artère principale de Lyptsi, une nuée de civils sont rassemblés autour d’un camion. Dans ce village de seulement 1800 âmes, des centaines d’habitants débarquent tout au long de la matinée. « C’est le point de distribution de notre association. Nous venons à Lyptsi chaque semaine, car les attaques russes sont quotidiennes », se désole Mme Panchenko. Depuis l’automne dernier, dans la région de Kharkiv, le rythme des frappes « s’intensifie d’un mois à l’autre ».

Rares sont les bâtiments intacts dans la bourgade. Certaines bâtisses ont été coupées en deux par les missiles ; les écoles et l’hôpital sont détruits. Dans tous les immeubles, des fenêtres ont été pulvérisées. Des toits ont été arrachés des maisons.

Au pied du camion d’aide humanitaire, Valery, 65 ans, installe deux planches en bois sur son vélo. « Je vis avec ma femme dans la rue voisine. Dimanche dernier, deux de nos fenêtres ont été détruites par un missile russe. La bombe a endommagé au moins trois immeubles aux alentours. » Malgré la menace, le couple refuse de partir. « Se réfugier dans un lieu sûr, pourquoi pas, mais pour aller où ? Nous sommes mieux chez nous », assure Valery.

Une nouvelle sirène d’alerte retentit. Devant le bâtiment de la mairie, Oleksii Savchenko, maire du village et responsable de l’administration militaire depuis le début de l’invasion, montre un cratère formé au milieu de la rue. « Un obus russe est tombé devant le bâtiment il y a quelques jours », indique-t-il, l’air désabusé. « Vu la situation, nous avons demandé aux familles avec des enfants, aux personnes âgées et aux invalides de quitter le village. »

Lyptsi et les localités des environs sont rompues aux attaques ennemies. Au début de la guerre, le 24 février 2022, le village avait été envahi par l’armée russe. Occupé pendant plusieurs mois, il avait été libéré par l’armée ukrainienne en septembre de la même année. « Aujourd’hui, nous craignons que les Russes reviennent. Ils veulent Kharkiv », affirme Olga, une habitante.

La seconde ville d’Ukraine menacée

Dans les rues de Kharkiv, le brouhaha des génératrices a remplacé les sons habituels de la ville. Depuis l’attaque russe sur les infrastructures énergétiques du pays, le matin du 22 mars, la cité de l’Est ukrainien vit au rythme des coupures d’élde l’espoirChaque jour, dès le petit matin jusqu’en fin d’après-midi, seuls les bâtiments dotés de génératrices sont alimentés en énergie.

Aujourd’hui, nous craignons que les Russes reviennent. Ils veulent Kharkiv.

« Nous avons déjà vécu ces pannes à l’hiver 2022-2023. Cette fois, nous sommes un peu mieux organisés pour faire face aux coupures d’eau et d’électricité », dit Marina, une habitante de Kharkiv. « Mais le plus difficile, ce sont ces bombardements intenses des dernières semaines, les attaques ont lieu presque chaque nuit », raconte-t-elle, l’air épuisé. Des cernes noirs formés à la suite des courtes nuits des derniers jours creusent le bas de ses yeux. « Pour les coupures d’électricité, les habitants s’adaptent. Mais la situation est difficile pour les commerces, ils ont du mal à survivre. »

Du café et des espoirs

Sur la place de la Liberté, au centre-ville, Lilia Muntian, Tatiana Siniuhina et Anton Shyhimaha, les trois cogérants du café Pakufuda, installent une génératrice à l’entrée. « Anton, va chercher du mazout ! » crie Lilia en tentant de couvrir le bruit des moteurs avec sa voix.

Depuis le retour des coupures d’électricité, le café a limité ses produits — « plus de pain, très peu de croissants et seulement du café filtre », précise Tatiana, qui est responsable de la boulangerie de l’endroit. « Les génératrices permettent d’éclairer les lieux et de charger les appareils qui demandent peu d’énergie. Mais les machines à café et les fours sont trop puissants. »

Ouvert en 2019 par ces trois amis, le café Pakufuda avait pour ambition d’accueillir les étudiants de l’université, située à quelques mètres, dans une ambiance bienveillante, avec des pâtisseries de bonne qualité et des jeux de société. Depuis, l’établissement a traversé de dures épreuves. Après les confinements dus à la COVID-19, qui semblent aujourd’hui lointains, il a fermé ses portes pendant cinq mois au début de l’invasion russe. ouvert à l’été 2022, il a fait face aux premières grandes pannes de l’hiver 2022-2023. « C’est à ce moment qu’on a acheté des génératrices. Au moins, maintenant, nous sommes plus réactifs avec les coupures d’électricité », raconte Lilia. Pour survivre, Pakufuda peut compter sur les dons irréguliers de bienfaiteurs ukrainiens et étrangers. « Nous ne pourrions pas payer les factures d’électricité et de gaz sans ces aides », souligne Anton, le troisième cogérant, « ni les réparations lors des bombardements ».

Le 2 janvier dernier, une bombe russe a ciblé le bâtiment voisin et a détruit la vitrine du café. « C’était tôt le matin. Heureusement, il n’y avait personne au café. Mais nous nous attendons à de nouvelles frappes », s’inquiète Lilia. « Financièrement, c’est un coup dur. La facture des vitres s’est élevée à environ 5000 euros. Et maintenant, il y a ces coupures d’électricité, le mazout des génératrices est très onéreux. Ces dernières semaines, la situation est invivable. »

Les affaires ne sont pas rentables, mais les trois amis tiennent à sauvegarder le café Pakufuda. « Il faut préserver la vie sociale à Kharkiv, sinon ça sera une victoire pour les Russes », assure Lilia. « Au début de l’invasion, la ville était devenue une cité fantôme : les civils avaient fui ou vivaient dans les sous-sols. » Traumatisés, les habitants de Kharkiv aspirent aujourd’hui à retrouver un semblant de vie normale, dit-elle. « Au moins, avec ce café, ils ont un endroit pour se rencontrer. C’est très important, surtout pendant les coupures d’électricité », ajoute-t-elle avec détermination.

À ses côtés, Tatiana semble plus inquiète. Ses traits trahissent une immense fatigue. « Nous vivons au jour le jour, en mode automatique. Nous essayons d’éviter de penser aux bombardements qui s’intensifient. Mais combien de temps pourra-t-on tenir comme ça ? Je l’ignore. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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