J’aurai bientôt 35 ans et depuis quelque temps, je me surprends à souhaiter une extinction du genre humain qui serait rapide, sans heurts et qui adviendrait dans un futur relativement proche. Je ne suis pas misanthrope, loin de là. Je suis plutôt du genre qui aime les autres, je suis fascinée par la vie des gens depuis toujours, on me dit que je suis chaleureuse, que j’ai un sourire accueillant, des bras dans lesquels on se sent bien. Mais voilà, depuis quelques années, mon amour de l’humain faiblit.
Mes aînés diront certainement que c’est dans l’ordre des choses, qu’en vieillissant, on perd ses illusions, sa naïveté et qu’à travers ces petites et grandes déceptions, on se détache des autres, on se durcit. Mais grandir et devenir femme aux côtés de ma mère, ma mère à l’émerveillement sincère et qui, toujours, du haut de ses 63 ans, consacre son temps à essayer d’amoindrir certaines injustices sociales, me laissait miroiter qu’une autre trajectoire était possible.
Depuis quelques années, depuis la pandémie, depuis les bébés, depuis les condos à acheter, les chalets à rénover, les hypothèques, depuis que tout ce rouleau compresseur de responsabilités auxquelles on pense vouloir et pouvoir échapper nous est passé sur le corps, j’ai l’impression qu’on est une grosse gang à être morts en dedans.
Je me risque à reprendre une des maximes des conspirationnistes (dont je ne suis pas) : on est complètement endormis. Comme trop emmitouflés dans nos privilèges et épuisés par ce train de vie (qui cherche exactement ça, à nous épuiser), pour imaginer faire quelque chose pour plus grand que soi.
Où est le collectif ? Où est le Nous ? Où sont passées l’envie de participer à bâtir quelque chose ensemble, l’envie de lutter, l’envie de donner sans attente, l’envie de contribuer, de partager ?
J’ai eu mes premières expériences de démocratie au Printemps érable. J’ai passé plusieurs mois dans la rue, avec mes pairs et cette lutte m’a galvanisée. Je ne voulais pas croire aux plus vieux qui nous disaient à l’époque, avec beaucoup de condescendance, que ces élans de révolte nous passeraient avec l’âge. Je suis tellement déçue de dire qu’ils et elles avaient raison. Je regarde autour de moi et je constate que nous nous sommes embourgeoisés et que nous ne sommes visiblement pas « écoeurés de mourir ».
On aurait tellement de raisons de déchirer sa chemise : la crise du logement et ses effets terribles sur les plus vulnérables, les attaques de plus en plus virulentes aux droits des personnes trans et des communautés LGBTQ+, la destruction du peuple palestinien qu’il est possible de suivre en direct sur nos téléphones et qui est soutenue par les puissances occidentales, la planète qui brûle dans une générale indifférence… Je ne suis pas meilleure qu’une autre, je me sens complètement dépassée par toutes ces tragédies qui nous entourent. Je suis habitée par une culpabilité constante de ne pas en faire assez et je suis consternée de voir que plusieurs de mes amis vivent cette apathie en toute quiétude.
Je sais que plein de gens se bougent, s’organisent et luttent. Je les vois, ces gens, je les côtoie, je les admire, mais je perçois aussi leur épuisement, leur découragement, leur lassitude, leur dépression, leur précarité. Je me demande comment on peut laisser à une petite minorité d’individus la responsabilité de nous sauver.
Je me demande quel sens a la vie s’il s’agit seulement de tracer pour soi son petit bout de chemin, confortable, plaisant, en évitant le plus possible les situations désagréables ou les émotions négatives ? Je me demande pourquoi tout le monde parle de self-care et que si peu parlent de collective-care ? Je me demande ce que les carrés rouges que nous étions il y a un peu plus de dix ans diraient de nous aujourd’hui. J’ai une petite idée, pis c’est pas joli.