Il était dû pour remporter un gros laurier en France. Après le prix Décembre et celui de la Page III remis à Paris, le prestigieux Médicis tombait jeudi dans l’escarcelle du Québécois Kevin Lambert pour son roman Que notre joie demeure. Bravo ! Témoignage brillant et touffu de notre folle époque de polarisation, l’auteur y renvoie dos à dos les nantis, les wokes, les bien-pensants, les artistes phares, les jeunes, les vieux, tout le monde. Avec des pirouettes de haute voltige, ce funambule droit sur sa corde en haut du canyon évite les gouffres à gauche, à droite. Il y dénonce la haute bourgeoisie et le capital si habilement que chacun se voit renvoyé à sa propre conscience et à l’éventail de ses nombreux préjugés.
La controverse en France entourant la consultation par l’auteur d’une lectrice sensible pour un personnage racisé dans son livre a fini par s’essouffler. La qualité et la complexité de son oeuvre ont eu raison des réticences outre-Atlantique. Pour le Québec, quel honneur ! Marie-Claire Blais avait déjà remporté le Médicis en 1966 pour Une saison dans la vie d’Emmanuel. Et Dany Laferrière en 2009. Au tour de la relève ! Ce jeune écrivain natif de Chicoutimi (on lui devait déjà le percutant Querelle de Roberval) se démarque au pays où les romanciers sont encore célébrés comme des rois. Après avoir récolté au Québec le prix Ringuet, prophète aussi en son pays.
Certains lecteurs m’avouent trouver Que notre joie demeure difficile d’accès. Il est vrai que les premières pages semblent rébarbatives, mais plus on pénètre dans sa dense forêt, plus les lumières brillent et plus on s’y enfonce avec bonheur. L’histoire de son architecte montréalaise de renom, portée au pinacle puis envoyée dans la fosse aux proscrits, prête à toutes les satires. La sienne est féroce, jubilatoire et hautement cinématographique par surcroît. À quand son adaptation au grand écran ?
Un Femina corrosif
Aux antipodes de Que notre joie demeure mais également du goncouriséVeiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea, ample, fécond, rempli de sens et d’histoire, une oeuvre maigre, d’une froideur de braise, primée au Femina, m’a remuée de la tête aux pieds. Triste tigre de la Française Neige Sinno, entre intériorité et analyse, découpe son sujet comme une lame pénètre la chair.
Mi-récit, mi-essai sur l’inceste vécu dans son enfance et son adolescence, ici dépecé, retourné comme une crêpe mais jamais digéré, comment résumer cet ouvrage-là ? Triste tigre aborde les violences sexuelles avec un recul terrifiant, en les disséquant. Au moment de recevoir son prix, la lauréate du Femina précisait que le sujet de son oeuvre n’était « ni de femme, ni d’homme, ni d’autre ». Mais de quoi alors ? Aux lecteurs de le découvrir. Pétris d’humanité et de monstruosité, deux mondes s’y frôlent pour le pire dans cet enfer issu du « petit secret » partagé.
J’ai lu et vu à l’écran au cours des ans maints témoignages poignants de victimes d’inceste. Mais le livre de Neige Sinno se situe ailleurs. Hors cases. Hors normes. L’acuité du regard posé m’apparaît inédite. Cette femme-là, avec son intelligence exceptionnelle et son haut niveau de conscience, peut faire à la fois la description crue des outrages subis aux mains de son beau-père et l’analyse du phénomène.
On parle ici d’une oeuvre de style précis, concis, de détermination à dire, d’impuissance à transmettre vraiment, du désir éperdu de saisir la psyché de son agresseur. Oui, mais comment y parvenir ? « Même moi qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas », écrit-elle.
On la savait déjà à jamais fracassée. En quatrième de couverture de Triste tigre, le ton était donné : « J’ai voulu y croire. J’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. » Ce livre scelle la défaite de l’écriture comme sa victoire. Ouvrant des brèches à l’imagination du lecteur, tout en le maintenant aux limites des blessures enfouies.
Neige Sinno voit dans le viol davantage une histoire de pouvoir que de sexe et s’aventure en des zones existentielles peu fréquentées. On la voit embrasser le point de vue de ceux qui ont subi le mal de plein fouet, comme celui des bourreaux dans une pièce commune dont ils possèdent seuls la clé. Ensemble otages du pire. Neige Sinno brandit sa vie brisée, reçue par nous comme un tison qui brûle les doigts et les yeux.
La littérature est riche et multiple. On la bénit de nous faire parfois trembler.