Les fouilles archéologiques menées dans un ancien cimetière du faubourg Saint-Roch, à Québec, ont permis de documenter une pratique méconnue de la médecine du XIXe siècle : le vol de cadavres aux fins de dissection.
La découverte a semé la stupeur ! En ouvrant l’un des cercueils exhumés à la pointe aux Lièvres, les archéologues ont trouvé deux grosses bûches pesant au total 85 livres. « Il n’y avait pas le moindre élément osseux du squelette », indique le rapport de la firme Truelle et Cie, dont Le Devoir a obtenu copie. « Les pièces de bois étaient suffisamment lourdes pour laisser croire aux porteurs qu’il y avait bel et bien un cadavre dans le cercueil. »
Les bûches reposaient sur un lit de foin afin qu’elles ne se déplacent pas lors du cortège funèbre. « Malheureusement, ce défunt anonyme le restera éternellement puisque son corps s’est sans doute retrouvé sur une table de dissection », lit-on dans le rapport daté de 2022. Le vol du cadavre a précédé l’inhumation du cercueil de forme hexagonale, dont le couvercle de pin blanc était encore cloué.
Le squelette d’un enfant aurait également été subtilisé par des étudiants en médecine du XIXe siècle cherchant à mieux connaître l’anatomie humaine. « Il n’y a aucun os à l’intérieur [du cercueil], mais, contrairement au cercueil de l’adulte, il n’y a pas de bûches de bois. » Le subterfuge n’aurait pas été nécessaire en raison du faible poids de l’enfant.
Nécropole
Les archéologues ont exhumé 241 sépultures à la pointe aux Lièvres entre 2019 et 2021. Ce terrain situé à la jonction des quartiers Saint-Roch et Limoilou doit accueillir l’un des pôles d’échange du futur tramway de Québec. Il était jadis occupé par l’un des cimetières du faubourg Saint-Roch (1832-1854) et par celui de l’hôpital de la Marine (1835-1871), réservé aux matelots et aux émigrants.
Le sous-sol des deux cimetières contigus s’est rempli à la suite des épidémies de choléra et de typhus qui ont décimé Québec entre le début des années 1830 et le milieu du XIXe siècle. En témoignent les fosses communes pouvant contenir jusqu’à une quinzaine de sépultures inhumées dans un court laps de temps. Les cercueils étaient placés en position tête-bêche afin de maximiser l’espace étroit délimité par le premier méandre de la rivière Saint-Charles.
Le site était autrefois dominé par la silhouette austère de l’hôpital de la Marine (1834-1892), où l’on donnait des cours d’anatomie avec dissection. Ses médecins ont toutefois dû attendre jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle pour que la législation québécoise leur permette de s’approvisionner en chair fraîche en pigeant dans les corps non réclamés de l’hôpital, d’où le vol de cadavres.
Cette pratique macabre qui a notamment inspiré le Frankenstein (1818) de Mary Shelley remonte au XVIIIe siècle. Le Canadien d’adoption Pierre de Sales Laterrière fait figure de pionnier puisqu’il a exhumé dès 1789 le cadavre d’une « vieille fille, grosse et grasse » lors de ses études en médecine, à Harvard. Les « prélèvements » atteignent leur paroxysme au milieu du siècle suivant.
Les vols sont généralement perpétrés par des carabins éméchés. C’est visiblement le cas en 1882, lorsqu’un groupe d’étudiants montréalais échappe l’un des cinq cadavres enlevés dans un charnier de Saint-Vincent-de-Paul. Le corps nu du malheureux sera retrouvé le lendemain matin sur la voie publique.
Conservation
Le sol argileux de la pointe aux Lièvres a favorisé la conservation des dépouilles à une époque où l’on espérait plutôt leur décomposition rapide afin de réutiliser les emplacements du cimetière. Cette caractéristique des sols fait aujourd’hui le bonheur des archéologues, qui ont pu dresser un portrait détaillé des trépassés et des coutumes funéraires de la première moitié du XIXe siècle.
L’analyse ostéologique des dépouilles a notamment révélé des accidents, comme c’est le cas de ces deux hommes dont le gros orteil a été amputé de façon « franche » et « oblique », ou de ces deux femmes qui auraient été renversées par une charrette, ce qui avait provoqué des fractures à la clavicule et au tibia.
Les archéologues ont dénombré une douzaine de crânes sciés lors d’autopsies pratiquées à l’hôpital de la Marine. Le bras d’un des cadavres examinés par le corps médical s’est visiblement perdu dans la salle de dissection puisqu’il a été retrouvé dans le cercueil de l’un de ses contemporains !
Translation
Le cimetière paroissial de la pointe aux Lièvres a fermé ses portes en 1854, soit une vingtaine d’années seulement après son ouverture. La plus grande partie des dépouilles a été transférée trois ans plus tard au cimetière Saint-Charles, un espace verdoyant et champêtre, inauguré à deux kilomètres vers l’ouest.
Les fossoyeurs pressés ont emporté les principaux ossements. « Les plus petits, les plus dégradés et les moins personnalisés étaient souvent laissés sur le plancher du cercueil », indique le rapport de la firme Truelle et Cie. « L’image de cadavres peu décomposés et la crainte du choléra expliquent sans aucun doute la raison pour laquelle une bonne partie du cimetière n’a pas été exhumée. »
Le cimetière de la Marine est demeuré en fonction jusqu’en 1871. Il ne semble pas avoir fait l’objet d’une exhumation aussi considérable que son voisin paroissial. « Les défunts de l’hôpital étaient majoritairement des émigrants et, à plusieurs occasions, on se plaignait qu’il n’y avait pas de parents ou d’amis pour les identifier », soulignent les archéologues.
Les cercueils exhumés à la pointe aux Lièvres entre 2019 et 2021 sont demeurés dans le sol ou ont été jetés dans les remblais du chantier archéologique, faute d’espace pour les conserver. Les restes humains ont quant à eux pris le chemin du cimetière Saint-Charles, où ils ont été inhumés à la fin de 2022.
