Des itinérants invisibles, même dans la mort

Au moins une quarantaine de personnes itinérantes ont perdu la vie en 2022 à Montréal, a découvert Le Devoir en effectuant sa propre recension. Or, ce chiffre est sous-estimé, puisque ni le gouvernement ni les grandes villes du Québec ne comptabilisent les décès de gens dans la rue. Nombre d’intervenants et d’experts réclament un registre centralisé, comme il en existe dans d’autres provinces canadiennes, car plusieurs itinérants sont morts dans des circonstances violentes ou mouvementées — ce qui soulève des questions quant à ce qui pourrait être fait pour prévenir ces drames.

Joe, 51 ans, était content. Après avoir été chassé plusieurs fois par les policiers des endroits où il dormait, une situation qui le frustrait de plus en plus, il avait finalement trouvé « le spot parfait » : à l’arrière d’un CHSLD de l’arrondissement Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal, dans un enclos avec une porte débarrée où se trouvait un compresseur. Un endroit discret, assurait-il, où personne n’allait le déranger. Puisque l’endroit était sans toit, il y avait installé des toiles pour se protéger de la pluie.

« Lorsqu’il m’a parlé de ça, j’avais une inquiétude, même s’il connaissait son affaire », glisse Ron Melanson, un intervenant communautaire au centre de jour St-James, que Joe fréquentait depuis plusieurs années. L’homme ne leur a jamais dit où il dormait précisément et, à la fin du printemps 2022, le centre a été sans nouvelles de lui pendant des mois. Certains appelaient l’organisme, inquiets de ne pas le voir aux stations de métro Vendôme et Guy-Concordia, où il avait ses habitudes.

C’est un technicien du CHSLD venu réparer le compresseur qui découvrira le corps de Joe le 1er août 2022, deux mois et demi après sa mort.

Son décès a ébranlé le centre St-James, où les liens sont tissés très serrés. « Joe était aimé », glisse Stéphanie Talissé. « Il ne se mêlait pas aux conflits et il savait garder son calme. » L’intervenante a organisé une petite cérémonie en son honneur dans le parc d’à côté.

« Il était très débrouillard, en usant de son charisme, de son charme », se souvient sa collègue intervenante Amanda Dore. Lorsqu’il mendiait, il avait une affiche sur laquelle on pouvait lire « Kindness is not a weakness » (« La gentillesse n’est pas une faiblesse »). Joe parlait aussi ouvertement de ses problèmes de dépendance aux drogues et de sa vie mouvementée.

Lors de son décès, en mai 2022, une canicule sévissait à Montréal. Mais en raison du temps passé — et de son état — avant que son corps ne soit trouvé, il a été impossible pour la coroner au dossier de déterminer la cause de sa mort.

Aucun registre au Québec

 

Il n’existe pas de mécanisme permettant aux ressources en itinérance d’informer la Ville de Montréal ou le gouvernement du Québec qu’un décès est survenu, et on ne leur demande rien. C’est donc dans un rapport du coroner à son nom, noyé parmi des centaines d’autres, que s’arrête le chemin de Joe dans le système.

Il n’était pas possible pour le Bureau du coroner d’envoyer au Devoir les rapports concernant les décès d’itinérants uniquement. Pour les trouver, nous avons donc dû éplucher tous les rapports d’investigation disponibles pour l’année 2022 à Montréal, soit environ 750 documents.

Contrairement à Toronto ou à la Colombie-Britannique, un registre recensant systématiquement les décès de personnes itinérantes n’existe pas ici, ont confirmé le Bureau du coroner et le ministère de la Santé et des Services sociaux.

Si on ne sait pas qui est décédé de quoi, où et quand, c’est difficile de mettre en place des mesures préventives.

« C’est un réel problème », lance David Chapman, directeur général de l’organisme Résilience Montréal. Comme tous les responsables de ressources en itinérance avec qui Le Devoir a discuté, il est en faveur de l’implantation d’un tel mécanisme.

« Il faudrait des données qui nous permettent de prendre de bonnes décisions », renchérit Heather Johnston, conseillère de direction à Projets autochtones du Québec. « Si on ne sait pas qui est décédé de quoi, où et quand, c’est difficile de mettre en place des mesures préventives. » De son côté, son organisme prend le soin d’inclure chaque année dans ses rapports annuels les noms des personnes de la communauté qui sont décédées.

Des registres ailleurs au Canada

Détresse psychologique

Sur une quarantaine de décès, Le Devoir a recensé huit morts par suicide. Certains, comme Régent, sont passés à l’acte après avoir tout perdu. L’homme de 61 ans avait entreposé ses effets personnels dans le garage d’un ami après avoir été expulsé de son logement ; il avait aussi perdu son travail. « SVP ne pas soigner, je veux partir », a-t-il pris le soin d’écrire sur sa main.

Le dernier dénombrement, publié en 2022, fait état d’une détresse psychologique élevée chez les sans-abri, et la directrice adjointe responsable du volet clinique de la Mission Old Brewery, Mélanie Richer, constate que la pandémie a eu un effet sur leur santé mentale.

« J’en ai un sur trois qui se suicide présentement », lâche-t-elle. Les décès sont des moments émotifs et sont un coup dur pour ceux qui oeuvrent dans les ressources en itinérance. Mélanie Richer décrit des usagers isolés, qui avaient de la difficulté à se sortir de l’itinérance et qui restaient enfoncés dans leurs problèmes de consommation. « On savait qu’ils avaient des propos suicidaires et on a mis un cadre autour d’eux pour essayer de les protéger. Mais, malheureusement, ça a ses limites », laisse-t-elle tomber.

Le soutien psychologique à long terme pour les sans-abri représente « un trou de service », croit Mme Richer. Le système n’est pas adapté pour cette population marginale, particulièrement écorchée, qui a tendance à manquer ses rendez-vous. « La quantité de gens ici qui sont en dépression, en choc post-traumatique… »

Morts dehors, morts précoces

 

De nombreuses personnes itinérantes meurent à l’extérieur, et ce sont souvent des passants qui appellent le 911 pour leur venir en aide. Les décès dans les refuges sont rares. Il s’agit également de morts précoces : l’âge médian des décès est d’environ 50 ans, selon notre compilation, alors que l’espérance de vie tout genre confondu s’élevait à 82 ans au Québec en 2022.

Un ensemble de facteurs font en sorte que leur vie est plus courte, rapportent différents experts consultés. Les itinérants évoluent dans un environnement beaucoup plus à risque, avec moins de filet de sécurité s’ils tombent malades ou s’ils traînent une maladie chronique.

« Il y a beaucoup de décès traumatiques dans la rue, comparativement à la population en général », souligne Pénélope Boudreault, directrice des opérations nationales et du développement stratégique à Médecins du monde Canada, qui a travaillé plusieurs années comme infirmière auprès d’itinérants. La mauvaise alimentation, le tabagisme, le froid, les problèmes de consommation et la difficulté de combattre des maladies amochent en accéléré les sans-abri. Il y a chez eux des risques de cancer et de maladie cardiovasculaire plus élevés.

Les personnes itinérantes ne vont pas forcément aller consulter un médecin pour toutes sortes de raisons, et il leur est difficile de suivre un traitement continu. Devant un système médical peu adapté à cette réalité, Mme Boudreault pense qu’il faut plus d’initiatives pour aller voir les gens là où ils se trouvent et adapter les soins qui leur sont prodigués. « Ça prend vraiment des cliniques pour des traitements ponctuels, qui ne sont pas urgents, mais qui doivent être pris en compte maintenant », croit-elle.

Ce sont toutefois les surdoses qui sont la principale cause de décès chez les personnes itinérantes. La Direction régionale de santé publique de Montréal recense 48 de ces décès au sein de cette population depuis le 1er août 2020, ce qui représente 11 % de l’ensemble de ce type de mort. On précise que les sans-abri sont 30 fois plus à risque de mourir d’une surdose que la population générale.

David Chapman, de l’organisme Résilience Montréal, le constate malheureusement trop bien. Plusieurs de ses usagers, dont plusieurs sont autochtones, sont morts de surdose. « Quand les gens sont dans des situations plus sécuritaires, ils font des choses moins extrêmes », analyse-t-il. Le démantèlement des campements, le manque de logements abordables ou la fermeture d’une ressource pour itinérants sont tous des facteurs aggravants, soutient-il.

Des changements à venir

Ce sont généralement par les hôpitaux, les policiers, les coroners ou des proches que les intervenants en itinérance apprennent les décès de ceux auxquels ils viennent en aide.

 

Le Devoir a relevé une quarantaine de décès d’itinérants à Montréal en 2022, mais il y en a eu plus : des morts répertoriées par des organismes sont encore en cours d’investigation, nous a confirmé le Bureau du coroner. Et tous les décès ne font pas l’objet d’une enquête.

« S’il est déterminé d’emblée que la cause probable du décès découle d’une cause naturelle, le coroner n’interviendra pas », nous a précisé le responsable des relations avec les médias de l’organisme. Les coroners n’interviennent que lorsque les causes d’un décès sont obscures, violentes ou liées à de la négligence, ou que l’identité d’un défunt est inconnue.

Le Bureau du coroner prévoit par ailleurs mettre en place « une meilleure traçabilité » des morts des personnes en situation d’itinérance dans sa banque de données. « Cette mesure sera implantée dans une prochaine mise à jour de notre système informatique », souligne-t-on, sans préciser de date.

On ajoute aussi que ce sont le ministre de la Santé et les directions de santé publique qui sont responsables de « la surveillance de l’état de santé de la population et la collecte de renseignements sociosanitaires ». « Nous pouvons certainement envisager une collaboration si des directeurs de santé publique ou des équipes de recherche souhaitent utiliser les rapports de coroner pour mieux comprendre le phénomène de l’itinérance. À l’avenir, nous serons mieux outillés pour répondre à ce genre de besoin », explique-t-on.

Or, le Bureau du coroner « n’a pas du tout de stratégie de cueillettes de données » pour établir les caractéristiques sociodémographiques, l’origine ethnoraciale ou les conditions sociales des morts, note la professeure Céline Bellot, de l’École de travail social de l’Université de Montréal. Cela peut rendre le portrait incomplet — il peut être difficile de savoir si le défunt est autochtone ou de déterminer qui est itinérant à la lecture des rapports, par exemple. Deux problèmes que Le Devoir a rencontrés lors de sa propre recension.

Il y a une nécessité sociale de documenter ces morts. Ils sont invisibilisés dans leur parcours d’itinérance, et le sont aussi dans leur décès.

L’experte rappelle que le taux de mortalité des personnes itinérantes est beaucoup plus élevé que celui de la population générale. « Il y a une nécessité sociale de documenter ces morts, croit-elle. Ils sont invisibilisés dans leur parcours d’itinérance, et le sont aussi dans leur décès. »

À la Direction régionale de santé publique de Montréal, seuls les décès liés aux surdoses et à la chaleur chez les personnes itinérantes sont repérables à partir des rapports du coroner, précise une porte-parole. L’itinérance n’est pas un critère dans les bulletins de décès encadrés par la Loi sur la santé publique, nous confirme de son côté le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec pour expliquer l’absence d’un registre centralisé. Celui-ci ne s’avance d’ailleurs pas sur la possibilité d’en mettre un sur pied.

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