Des membres du CA de la SODEC sont-ils en conflit d’intérêts?


Cette série s’intéresse aux conseils d’administration des sociétés d’État de la culture au Québec. Troisième cas : la situation en porte-à-faux de certains membres du CA de la SODEC.

Peut-on être à la fois juge et partie ? Québec a fait le pari que oui en établissant les règles de formation du conseil d’administration (CA) de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), qui distribue chaque année des dizaines de millions de dollars.

Le poste de président du conseil de la SODEC est occupé par Stéphane Achard, vice-président de la Banque Nationale (BN). Or, cette institution est un des partenaires financiers majeurs de plusieurs entreprises du secteur. Quand une compagnie de production du cinéma ou de la télévision reçoit un avis de soutien de la société d’État, elle se tourne souvent vers la BN pour obtenir le financement nécessaire aux tournages, y compris en matière de crédit d’impôt, de prêts et de contrat de diffusion.

La SODEC comme la BN ont refusé de dire combien de contrats d’affaires — et pour quelles sommes — la banque a signés avec les entreprises soutenues par la SODEC. « Les activités financières des entreprises avec leurs institutions financières sont confidentielles », écrit au Devoir Johanne Morissette, directrice des communications de l’organisme public.

Mme Morissette a cependant certifié l’étanchéité des processus de soutien. « L’analyse des financements, que ce soit à la SODEC ou par une banque, est entièrement indépendante, écrit-elle. Les décisions de financement sont prises par la Société et des comités formés entièrement de membres indépendants, et M. Achard n’est aucunement impliqué dans le processus d’autorisation ni le CA. Par ailleurs, l’appui de la SODEC à un tournage n’est pas requis pour qu’une banque finance un projet. Un producteur se doit d’obtenir une variété de financements afin d’avoir une structure financière complète pour un projet donné. »

M. Achard et la BN ont refusé d’être interviewés et ont renvoyé le dossier à la SODEC, qui répond pour ses administrateurs. Le service des relations médias du ministère de la Culture et des Communications, duquel dépend la SODEC, a renvoyé Le Devoir au code de déontologie des membres des CA. Ces règles éthiques leur demandent « d’éviter toute situation de conflit d’intérêts réel, potentiel ou apparent, direct ou indirect, de nature à entraver l’exercice de ses fonctions et de la poursuite des buts de la Société ».

La réponse ministérielle pointe vers la Loi sur la gouvernance des sociétés d’État, qui exige qu’au moins les deux tiers des membres du CA, dont le président, se qualifient comme administrateurs indépendants d’ici le 3 juin 2024. « Un membre se qualifie comme tel s’il n’a pas, de manière directe ou indirecte, de relations ou d’intérêts, par exemple de nature financière, commerciale, professionnelle ou philanthropique, susceptibles de nuire à la qualité de ses décisions eu égard aux intérêts de la société », précise l’article 4.

En même temps, le CA de la SODEC n’est composé que de professionnels venant de diverses compagnies et de divers milieux correspondant aux domaines de compétence de la Société, notamment le cinéma et la production télévisuelle. La haute administration de l’organisme est donc confiée légalement à des représentants des secteurs qui bénéficient directement de ses subventions.

Dedans et dehors

La situation d’apparence de conflit d’intérêts (et non de conflit d’intérêts avéré) a été dénoncée récemment dans une lettre ouverte transmise au gouvernement Legault et signée par un regroupement des principaux syndicats des milieux culturels. La sortie attaquait principalement le fait que le système actuel de soutien aux arts et à la culture profiterait seulement à quelques gros producteurs tandis que les artistes végètent. En 2022-2023, la SODEC a soutenu 1328 entreprises culturelles par des aides totalisant 203 millions de dollars, mais aussi 48,7 millions venant d’un programme d’aide temporaire dans le secteur audiovisuel destiné à compenser les contrecoups de la pandémie.

Les signataires protestaient également contre la présence de représentants de compagnies de production audiovisuelle et de maisons de disques au conseil d’administration de la SODEC : « Comment des boîtes de production, qui reçoivent des subventions, peuvent-elles siéger sur les conseils d’administration des sociétés qui accordent elles-mêmes ces subventions, alors que les artistes y sont absents ? » dit le texte signé par des organisations syndicales de techniciens de l’audiovisuel, de réalisateurs, de musiciens, d’auteurs, de médias et d’artistes.

« D’une part, ce qui est intéressant, c’est qu’on ait accès à ces informations : ce n’est pas du potinage, c’est un constat qui découle de la transparence des sociétés d’État, note en entrevue la présidente de l’Union des artistes, Tania Kontoyanni, qui a signé la lettre publique. D’autre part, en tant que citoyenne, je trouve extrêmement important d’avoir confiance dans les institutions qui régissent nos vies, que ce soit en culture ou dans n’importe quel secteur. »

Pour elle, cette délicate position des délégués des secteurs couverts par la SODEC peut être liée à celle concernant le manque de diversité dans la composition de ce conseil d’administration comme de tous les autres semblables au Québec. Une analyse du Devoir montre qu’une poignée d’artistes professionnels seulement siègent au CA de neuf sociétés d’État de la culture.

« On demande de revoir la distribution des fonds pour irriguer tout le système culturel, jusqu’aux créateurs, dit la présidente Kontoyanni. La réforme de la constitution des CA peut faire partie de la solution. Les critères de nomination des membres devraient être revus. »

L’exemple de l’audiovisuel

Au CA de la SODEC, le secteur de la production audiovisuelle est représenté par deux cadres de compagnies, soit Louis-Philippe Drolet, cofondateur avec Louis Morissette et vice-président de KOTV, et Nancy Florence Savard, fondatrice et présidente de 10e Ave Productions. M. Drolet a assisté aux sept réunions du CA en 2022-2023, Mme Savard n’en a manqué qu’une. KOTV a reçu plus de 2,8 millions en subventions pendant cette période, et 10e Ave, un peu plus de 310 000 $ en aides diverses.

La SODEC redit que son CA n’autorise en fait aucune subvention et que ses membres ne participent pas aux discussions concernant les subventions que la SODEC accorde. « Son mandat consiste à approuver les programmes qui ont été étudiés et recommandés par les commissions, écrit la directrice des communications de la société d’État. Une fois adopté par le CA de la SODEC, le programme est alors transféré au ministre de la Culture et des Communications pour [son] approbation basée sur une analyse additionnelle faite par le ministère de la Culture et des Communications. Lorsque toutes ces étapes sont franchies, le programme entre en vigueur et les fonds fléchés par le gouvernement peuvent être alloués selon les critères édictés par le programme. »

Louis-Philippe Drolet n’a pas répondu aux questions le concernant à la SODEC. La compagnie 10e Ave n’a pas répondu aux interrogations liées à Mme Savard. La demande d’entrevue avec le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, a été refusée.

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