C’est inédit en France. Depuis lundi et pour 10 jours, le ministre de la Justice en exercice est assis sur le banc des prévenus d’un tribunal, accusé de conflits d’intérêts dans le cadre de ses fonctions.
L’audience devant la Cour de justice de la République (CJR), seule habilitée à juger des membres du gouvernement pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, s’est ouverte peu après 13 h 00 GMT (8 h 00 au Québec).
Éric Dupond-Moretti, 62 ans, dont 36 comme avocat, est entré dans la grande salle d’audience du palais de Justice de Paris l’air grave et un épais dossier sous le bras. À la demande du président, il s’est avancé à la barre pour y décliner son identité.
« Je m’appelle Éric Dupond-Moretti », a-t-il dit, hésitant, devant le micro après s’être éclairci la voix. Le président, Dominique Pauthe, a ensuite fait l’appel de la vingtaine de témoins qui seront appelés à la barre pendant le procès, prévu jusqu’au 16 novembre. Parmi eux, une ancienne ministre de la Justice, Nicole Belloubet, présente dans la salle, et l’ancien premier ministre Jean Castex.
L’ex-avocat a, malgré ses ennuis judiciaires, gardé la confiance du président de la République, Emmanuel Macron. La première ministre Élisabeth Borne lui a exprimé lundi « toute sa confiance » en évoquant la « présomption d’innocence ».
Le temps de l’audience, il restera ministre comme si de rien n’était, ou presque : des mesures seront prises « afin d’assurer le bon fonctionnement des pouvoirs publics et la continuité de l’État », a précisé une source gouvernementale.
S’il est reconnu coupable de « prise illégale d’intérêts », il encourt cinq ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende, et une peine complémentaire d’inéligibilité et d’interdiction d’exercer une fonction publique. Son départ du gouvernement, où il a été nommé en juillet 2020, serait inévitable.
Écoutes et enquêtes
Dans le prétoire, une table recouverte d’une nappe bleue a été installée pour Éric Dupond-Moretti, face à la cour. Dès le début de la lecture du rapport, il a commencé à prendre des notes appliquées.
Une petite bouteille d’eau était posée sur la table, comme devant les places des avocats généraux et des membres de la CJR, juridiction mi-juridique mi-politique, composée de trois magistrats de la Cour de cassation et de douze parlementaires de tous bords.
« Serein » et ayant « hâte » de s’expliquer selon son entourage, Éric Dupond-Moretti devrait avoir la parole pour une déclaration liminaire dès la fin d’après-midi.
L’interrogatoire de l’ancien ténor du barreau à la forte carrure, réputé pour ses coups de gueule, est prévu mardi matin.
L’ex-avocat, redoutable plaideur aux quelque 140 acquittements qui lui ont valu le surnom d’« Acquittator », se dit « innocent » et répète n’avoir fait que suivre « les recommandations » de son ministère en lançant des enquêtes administratives contre quatre magistrats avec qui il avait eu des différends quand il était avocat.
Le dossier débute fin juin 2020, en marge de l’affaire de corruption dite « Paul Bismuth » visant l’ancien président Nicolas Sarkozy, quand l’hebdomadaire Le Point révèle que le Parquet national financier (PNF) a fait éplucher les factures téléphoniques de plusieurs avocats, dont Éric Dupond-Moretti, pour débusquer une éventuelle taupe qui aurait informé M. Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu’ils étaient sur écoute.
Éric Dupond-Moretti, ami très proche de Me Herzog, dénonce une « enquête barbouzarde » et porte plainte.
La garde des Sceaux d’alors, Nicole Belloubet, avait demandé une « inspection de fonctionnement ». Devenu ministre, Éric Dupond-Moretti avait ensuite ordonné une enquête administrative contre deux magistrats et la cheffe du PNF pour déterminer d’éventuelles fautes individuelles.
Ministre encore en exercice
Pendant l’enquête, Éric Dupond-Moretti, qui a toujours entretenu des relations rugueuses avec les magistrats, a dénoncé une instruction « biaisée » visant à « salir la réputation d’un ancien avocat » et nourrir son procès en « illégitimité à occuper les fonctions de garde des Sceaux ».
Des voix se sont élevées dans l’opposition pour critiquer le maintien du ministre à son poste durant ce procès.
Il est le ministre de « tutelle des magistrats », le « ministre d’une partie des députés qui vont le juger », et l’avocat général qui va requérir contre lui « doit toute sa carrière » au camp du président Macron, a fait valoir dimanche sur Radio J le patron du Parti socialiste, Olivier Faure.
« La journée [il va] être jugé et puis il revient à son bureau le soir traiter des affaires de la justice »… « ça laisse planer une suspicion », a regretté le député Sébastien Chenu, du Rassemblement national (RN, extrême droite).