Est-il juste de qualifier de guerre le conflit opposant un groupe militant (le Hamas) à un pays (Israël) qui se traduit à ce jour par un bilan disproportionné de victimes palestiniennes à Gaza ? Si les experts sont partagés sur la question, ils conviennent de l’importance de mieux tenir compte des décennies qui ont précédé les attaques du 7 octobre dernier dans la couverture médiatique de cette crise humanitaire.
Au moment où le bilan des victimes israéliennes stagne à environ 1400 morts depuis la mi-octobre, celui du nombre de Palestiniens tués par les bombardements israéliens grimpe quotidiennement. Lundi, le ministère de la Santé de la bande de Gaza — sous le contrôle du Hamas — rapportait plus de 10 000 victimes faites en près d’un mois, dont plus de 4000 enfants. Des bombardements avaient d’ailleurs lieu régulièrement à Gaza, sous blocus israélien depuis 2005, bien avant les attaques d’octobre dernier en sol israélien.
« Israël ne s’attaque pas à une armée, mais à un groupe armé. Et elle fait ça sans respecter le droit international. Je trouve ça difficile d’appeler cela une guerre pour ces raisons », relève pour sa part l’experte en sécurité nationale Huda Mukbil, qui enseigne à l’Université d’Ottawa. Elle rappelle que les frappes israéliennes ont notamment atteint des camps de réfugiés, tandis que des hôpitaux ont dû fermer, faute de carburant pour les alimenter.
« À mon avis, ce n’est pas une guerre, et ce n’est même pas un conflit », affirme Yakov Rabkin, professeur émérite à l’Université de Montréal et auteur du livre Comprendre l’État d’Israël. Idéologie, religion et société. Il y voit plutôt « une des armées les plus fortes au monde » s’opposant à « une population avec des groupes de résistance qui utilisent toutes sortes de moyens qu’on appelle terroristes ». Il compare ainsi la situation dans la bande de Gaza aux « campagnes de pacification » menées jadis par les empires français et britannique contre la population « indigène » de leurs colonies lorsque des « révoltes » y avaient lieu. « Israël, depuis le début, en 1948, essaie de contrôler la résistance palestinienne d’une façon ou d’une autre. »
Rami George Khouri, professeur de journalisme et chercheur à l’Université américaine de Beyrouth, estime ainsi qu’il est crucial de rappeler le contexte historique qui a mené aux attaques du groupe militant Hamas le 7 octobre. Des attaques qui font écho, selon lui, à des décennies d’occupation israélienne dans les territoires palestiniens. Or, « si on veut résoudre ce conflit et s’assurer que les Palestiniens et les Israéliens vivent en paix dans la région, nous devons comprendre ce qui nous a amenés à ce point-ci », poursuit M. Khouri.
Un siècle d’occupation
En 1923, un mandat britannique est établi pour la Palestine sur le territoire qui comprend aujourd’hui Israël. Depuis, le poids démographique des Palestiniens n’a cessé de diminuer, tandis que celui des Israéliens, venus s’installer sur le territoire avec l’appui du Royaume-Uni, a connu une hausse constante, qui s’est accélérée en marge de la déclaration d’indépendance d’Israël en 1948, à la suite de laquelle quelque 760 000 Palestiniens ont fui le territoire que leurs ancêtres occupaient depuis des siècles.
« Comment un territoire palestinien qui était [composé] à 93 % d’Arabes est-il devenu composé à 80 % de Juifs et à 20 % de Palestiniens ? » demande M. Khouri, qui n’hésite pas à parler d’un « nettoyage ethnique » mené par Israël dans les territoires palestiniens depuis maintenant « un siècle » — bien avant la création du Hamas en 1987.
« Je crois que des mots comme “nettoyage ethnique”, “apartheid” ou “génocide” doivent être utilisés s’ils sont exacts, et ils le sont dans ce contexte », affirme le chercheur. Or, certains médias internationaux « sont complètement partiaux à l’endroit du narratif d’Israël, et c’est une injustice par rapport à ce qui se passe à Gaza », indique Huda Mukbil, qui insiste sur le fait que « le choix des mots importe » pour décrire l’horreur vécue par les résidents de Gaza.
Je crois que des mots comme “nettoyage ethnique”, “apartheid” ou “génocide” doivent être utilisés s’ils sont exacts, et ils le sont dans ce contexte
Sami Aoun, professeur émérite de sciences politiques à l’Université de Sherbrooke, estime pour sa part qu’il serait approprié de parler d’une « guerre asymétrique » pour décrire la situation actuelle, Israël disposant de beaucoup plus d’armements et du soutien occidental dans ses attaques contre la bande de Gaza, où le groupe militant Hamas dispose de ressources limitées. « Après ça, il y a une autre moralité qui devrait être interpellée ici : ce n’est pas une guerre entre deux États, où on est par exemple obligé de respecter les Accords de Genève ou les droits de la personne. On n’est pas dans une guerre où les deux [camps] ont signé des traités qu’ils doivent respecter », ajoute l’expert du Moyen-Orient.
« Il y a effectivement une guerre qui est complètement asymétrique », analyse Rachad Antonius, professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal et spécialiste des conflits au Proche-Orient. Elle était d’ailleurs « unidirectionnelle » depuis des années, jusqu’à ce que le Hamas réplique avec violence le 7 octobre, estime l’expert. Et le point de départ de ce conflit, historiquement, c’est l’intention d’Israël « de prendre la terre des Palestiniens », aujourd’hui confinés dans la bande de Gaza et la Cisjordanie, où de nombreuses colonies juives ont été construites dans les dernières décennies, poursuit M. Antonius.
« C’est important de noter que l’enjeu de la Palestine, c’est un nettoyage ethnique massif qui a commencé il y a plus de 100 ans », souligne le professeur. Et il ne s’agit pas là d’un « point de vue palestinien », affirme l’expert, selon qui le contexte historique et les données sur l’évolution démographique sur ce territoire permettent de valider son affirmation de manière objective. « Si on veut être objectif, on doit dire qu’Israël est l’agresseur et que les Palestiniens sont les victimes. C’est ça, l’objectivité. »