Restrictions pour les bruyantes valises à roulettes dans l’enceinte de la ville fortifiée de Dubrovnik en Croatie. Nombre maximal de visiteurs par jour dans des sites féeriques comme le Machu Picchu au Pérou. Interdiction des gigantesques navires de croisières dans le centre historique de Venise. Des villes prisées par les voyageurs s’arment de taxes, de règlements et de lois pour contrer le surtourisme qui détruit leur charme et horripile leurs résidents.
Après le ralentissement des voyages internationaux causé par la pandémie de COVID-19, le tourisme a repris de plus belle — non sans irritants.
L’été, à Barcelone, il peut être difficile de respirer sur La Rambla, son emblématique avenue, tant il faut jouer du coude pour y circuler. Ses habitants, excédés, ont demandé des changements. Au cours des dernières années, le nombre de chambres d’hôtel a été limité dans la vieille ville catalane et les guides touristiques ne peuvent plus utiliser de porte-voix, parmi bien d’autres mesures. Le charmant hameau italien de Portofino a délimité des zones où il y a « interdiction de s’arrêter » — sous peine d’amende — pour mettre fin aux embouteillages causés par les égoportraits des touristes. La Sérénissime, surnom donné à Venise, interdit désormais aux visiteurs de casser la croûte dans les marches de ses édifices et sur ses ponts centenaires : une expulsion immédiate des lieux et une amende maximale de 200 euros les attendent.
Aux taxes hôtelières facturées pour y passer la nuit, des villes comme Barcelone ont ajouté une « taxe de débarquement » pour les croisiéristes qui profitent de la ville sans y dormir, bref, sans trop injecter d’argent dans l’économie locale.
D’autres destinations populaires limitent carrément le nombre de touristes. Seulement 4700 personnes peuvent se rendre chaque jour à l’Île-de-Bréhat, en Bretagne, de la mi-juillet à la fin août. La visite de certaines des célèbres calanques de Marseille n’est possible que sur réservation.
Les mesures restrictives s’accumulent, en symbiose avec le nombre croissant de touristes internationaux.
L’ère de l’hypermobilité
Si le surtourisme se pare de bien des définitions, Luc Renaud, professeur au Département d’études urbaines et touristiques à l’Université du Québec à Montréal, trouve intéressantes celles qui tiennent compte de l’impact négatif sur la qualité de vie des résidents, nonobstant le nombre de touristes.
« Si on brise l’équilibre de leur espace de vie, là, on se retrouve dans une situation de surtourisme », souligne-t-il en entrevue.
On parle du surtourisme depuis longtemps, mais plus encore depuis les années 2000, et surtout depuis 2008-2009, lorsqu’il y a eu une explosion de la mobilité, explique le professeur qui travaille aussi au sein du Groupe de recherche et d’intervention tourisme territoire et société.
Selon lui, deux facteurs principaux ont mené au développement exponentiel du tourisme : l’avènement des lignes aériennes bon marché et la naissance de la location à court terme, comme Airbnb, qui rend le tourisme plus abordable. Il y a d’autres facteurs, mais « juste ces deux-là, c’était des ingrédients parfaits pour favoriser l’hypermobilité qui caractérise le tourisme de masse ».
En réponse aux plaintes de leurs citoyens, les villes se munissent de lois et de règlements. Leur objectif est aussi de préserver à long terme leur cachet et d’empêcher la destruction de certains milieux naturels, comme des plages — et du même coup leur potentiel de destination touristique à long terme.
Des restrictions efficaces ?
Ces lois et interdictions fonctionnent-elles ? « La réponse courte est : oui. »
Cela peut fonctionner, estime le professeur Luc Renaud, surtout dans les milieux insulaires — ou les villes fortifiées — qui peuvent facilement contrôler l’accès et ainsi « limiter l’impact des touristes ».
Mais à quel prix ? demande le chercheur. « Le problème avec ça, c’est qu’on favorise un groupe de touristes, ceux qui ont les moyens de payer pour passer outre ces restrictions. » Confrontés à un nombre maximal d’entrées quotidiennes dans un lieu, ceux qui ont des sous pourront toujours payer une entreprise pour leur trouver des billets. « Il y a une espèce de ségrégation qui peut s’installer. »
Il voit de hauts lieux touristiques miser sur des restrictions « parce qu’ils n’ont pas d’autres solutions ». Même l’interdiction de valises à roulettes peut empêcher certaines personnes, dont les plus âgées, de visiter un lieu, fait-il remarquer.
Pour régler le problème autrement, des groupes de réflexion offrent des pistes de solution, comme inciter le tourisme hors de la chaotique saison estivale, ou encore offrir des promotions combinées entre une attraction incontournable et une autre moins connue pour répartir les visiteurs dans différentes zones.
C’est le cas des Côtes-d’Armor, un département situé en Bretagne qui inclut la populaire île de Bréhat. Son site Web nous indique subtilement comment voir l’île en bateau, sans y poser le pied, et incite les visiteurs à s’y rendre en automne et au printemps — l’île sera en fleurs, promet-on, tout en nous dirigeant également vers des destinations moins fréquentées… « sur le continent », comme Paimpol et Pontrieux.
Si ces initiatives sont intéressantes, elles ont aussi leurs limites, selon le professeur Renaud : une personne qui n’a jamais mis les pieds en France voudra évidemment voir Paris. Lui dire : « Allez à Cherbourg plutôt » ne fonctionnera vraisemblablement pas, illustre-t-il.
Il croit plutôt qu’il faut se servir de ces défis et initiatives comme base de réflexion pour réduire le surtourisme « en concevant le voyage autrement », plutôt qu’en cherchant uniquement des façons de limiter le flux de tourisme.Trois principes de base qui pourraient être appliqués à cette réflexion sont : voyager moins souvent, plus longtemps et plus près de chez soi, fait-il valoir.
Plutôt que d’aller une semaine en Europe chaque année, l’on peut privilégier s’y rendre une fois tous les trois ans, pendant trois semaines. Cela élimine deux voyages outremer et les deux autres années, on peut profiter du Bas-Saint-Laurent ou du Nouveau-Brunswick, illustre-t-il.
« C’est une réflexion, pas une prescription », affirme-t-il toutefois.
Mais tant que le volume de voyageurs augmente, tout comme le nombre de vols, « les restrictions à coups de règlements et de taxes, à un moment donné, ça ne marche pas », car elles ne font que déplacer le problème, analyse-t-il.
« On veut continuer à voyager, à rencontrer d’autres cultures, alors il faut réfléchir aux façons de le faire différemment, avec cette possibilité de durabilité. »