«Femme», un film queer sur fond d’homophobie intériorisée

À Londres, Jules est une drag queen comblée. Chaque soir, ses numéros sont appréciés de la foule bigarrée qui remplit le bar où il se produit. Hors de l’établissement cependant, tous n’apprécient pas le panache et les paillettes. Ainsi, un jour qu’il se rend en vitesse acheter des cigarettes dans un dépanneur en maquillage et costume de scène, Jules est victime d’une violente attaque homophobe perpétrée par une bande de truands menée par Preston. Or, quelques semaines plus tard, Jules repère ce dernier dans un sauna gai. Dans ce contexte où Preston ne peut le reconnaître, Jules entame une liaison avec son agresseur afin de se venger. Coréalisateurs de Femme, Sam H. Freeman et Ng Choon Ping nous parlent en exclusivité de leur audacieux néonoir queer sur fond d’homophobie intériorisée.

« Ng et moi sommes des amis de longue date : nous avons autrefois été colocs », confie Sam H. Freeman.

« Nous avons en commun un amour pour les thrillers de type néonoir : des films comme Drive, de Nicolas Winding Refn, ou ceux des frères Safdie Good Time (Good Time. Une nuit sous tension en V.F.) et Uncut Gems (Pierres brutes en V.F.). Mais aussi des classiques de Martin Scorsese… Sauf que, autant nous aimions ces films, autant nous nous en sentions exclus, en tant que personnes queers : c’était comme un boys’ club particulier dont l’accès nous serait interdit. Ce sont des univers cinématographiques très hétéros-machos… En discutant de cette réalité, Ng et moi avons aussi pris conscience que dans la vraie vie, ce type d’environnements serait terrifiant pour des hommes queers. »

Comme une peur constante d’être attaqué, voire pire, pour ce que l’on est…

Graduellement, Sam H. Freeman et Ng Choon Ping se prirent au jeu d’imaginer leur propre version d’un néonoir queer. Quel en serait le fil conducteur ? Qui en serait le protagoniste ?

Sam H. Freeman et Ng Choon Ping présentèrent leur idée à deux producteurs de leur connaissance. Ces derniers se montrèrent enthousiastes, mais proposèrent aux cinéastes néophytes, dont l’expérience n’était jusqu’alors que télévisuelle, de faire leurs preuves avec un court métrage basé sur leur concept.

Le court en question fut sélectionné dans une kyrielle de festivals, dont South by Southwest (SXSW).

Masculinités fluctuantes

Le moment d’écrire le long métrage venu, Sam H. Freeman et Ng Choon Ping s’aperçurent que la version courte leur avait ouvert des avenues thématiques insoupçonnées.

« Le monde de la drag s’était imposé à nous parce qu’il offre justement une représentation atypique de la masculinité et de la féminité, explique Sam H. Freeman. Mais, tout à coup, nous nous sommes rendu compte que la plupart des gens, que la plupart des hommes, sont dans une forme ou une autre de représentation de masculinité, souvent au bénéfice d’autrui, comme Preston. Ce constat est devenu central. »

Du même souffle, Sam H. Freeman révèle : « Nous nous sommes en outre aperçus que les personnages de Jules et Preston se rejoignent dans leur rapport compliqué à la sexualité et à la masculinité. Ça nous a fascinés, et nous avons voulu explorer ça plus en profondeur. Nous avons par ailleurs voulu nous interroger davantage sur ce qui nous effraie, en tant qu’hommes queers. »

« Nous nous sommes très consciemment donné pour mandat de ne pas écrire un récit en noir et blanc, mais plutôt en nuances de gris, intervient Ng Choon Ping. Tout en voulant légitimement retrouver le pouvoir intime qui lui a été dérobé lors de l’attaque, Jules s’aventure dans des zones psychologiques très sombres et élabore un plan très glauque… Et sur le plan narratif, ces ténèbres-là sont à la fois troublantes et captivantes. » Captivantes, car inductrices de tension.

« Le suspense est inhérent au genre, et il nous fallait identifier nos propres sources de suspense », opine Sam H. Freeman.

L’une de ces sources de suspense réside dans le fait que Jules, en s’immisçant dans la vie de Preston, plonge dans un milieu où règnent une masculinité toxique affichée et une violence constante. S’il est percé à jour, Jules risque gros.

Ambivalente vengeance

D’autre part, le public se demandera rapidement jusqu’où Jules est prêt à aller. Ira-t-il jusqu’au bout ou s’arrêtera-t-il en chemin ? Là aussi, tension il y a.

« Cette volonté d’ambiguïté quant à la finalité du plan de Jules était là d’emblée, note Ng Choon Ping. Et je dirais qu’elle découle de notre propre ambivalence par rapport à la notion de vengeance. Est-ce moral ? D’un côté, la vengeance est très satisfaisante, parce qu’elle représente un fantasme de justice. Mais d’un autre côté, la vengeance est compliquée, parce que la justice est compliquée. Plus Jules se rapproche de son but, et plus il se rapproche de l’humanité de sa cible, de Preston… »

À force de jouer double jeu, la frontière entre « simulacre d’attirance » et « désir réel » devient de plus en plus floue pour Jules. Ici, on touche presque à une forme de syndrome de Stockholm.

« Petit à petit, alors que Jules se met à “ jouer” une masculinité similaire à celle de Preston pour les besoins de son plan, il accroît son ascendant sur Preston. Ce faisant, il inverse le rapport de domination initial. Ce pouvoir grandissant de Jules sur Preston augmente en retour son attirance envers la personne qui, au départ, l’a réduit à l’impuissance », résume Ng Choon Ping.

De renchérir Sam H. Freeman : « Sans vouloir ouvertement briser des tabous, nous étions conscients d’aborder certains enjeux très délicats. Nous avons essayé de créer quelque chose qui apparaisse réel et crédible à nos yeux, en acceptant que l’exercice puisse s’avérer inconfortable par moments. Nous voulions un film qui serait beau et laid, logique et chaotique ; qui serait comme la vie telle qu’on la connaît. »

Le film «Femme» sera présenté en exclusivité au cinéma Moderne, à partir du 5 avril.

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