« Haute trahison. » « Pacte avec le Diable. » « Fin de la démocratie. » « Glissement vers la dictature. »
Plusieurs fois la semaine dernière, des manifestants de la droite et de l’extrême droite espagnole ont manifesté avec une violence verbale inouïe, et parfois des échanges de coups avec la police, pour protester contre l’accord conclu à Bruxelles entre le Parti socialiste de Pedro Sánchez et le parti indépendantiste Junts de Carles Puigdemont, annoncé officiellement le 10 novembre.
En vertu de « l’accord de Bruxelles », ce dernier obtient l’amnistie pour les leaders indépendantistes de 2017 (responsables de la tentative avortée de sécession), en échange de l’appui de Junts (« Ensemble ») à un nouveau mandat pour Pedro Sánchez… qui avait absolument besoin de leurs sept petites voix pour survivre.
Il y a six mois, le premier ministre espagnol se déclarait contre toute amnistie générale. Or, vendredi, son parti a précisément annoncé qu’il ferait adopter au Parlement une telle amnistie des leaders indépendantistes, pour tous les faits survenus depuis 2012 en Catalogne, année où leur mouvement est devenu majoritaire à Barcelone, jusqu’en 2017 — ce fameux 1er octobre, date du référendum unilatéral, déclaré illégal et combattu par Madrid, que Puigdemont avait tenu à organiser contre vents et marées.
Cette consultation, pour mémoire, avait été marquée par la répression physique de la Guardia civil espagnole dans les rues de Barcelone. Son résultat : 90 % de « oui »… mais avec seulement 42 % de participation, les pro-union (pro-Madrid) ayant massivement boycotté le scrutin — dont la représentativité était, de ce fait, affaiblie.
Il est ironique que l’arithmétique électorale ait donné à l’été 2023 un tel pouvoir à Puigdemont avec ses sept députés à Madrid : une députation inférieure à celles du passé, et qui ne représente qu’une fraction de l’indépendantisme catalan.
Depuis quelques années, la question nationale en Catalogne est reléguée au second plan… Même s’il gouverne toujours à Barcelone, le camp nationaliste est fatigué, désorienté et divisé, après plusieurs années de forte mobilisation populaire. Les sondages, qui entre 2012 et 2020 se maintenaient dans les 50 % d’appuis à un État catalan indépendant (même après le coup de massue de 2017), sont aujourd’hui retombés plus près de 40 %.
Après avoir heurté le « mur » de 2017, la Gauche républicaine (ERC), sous la houlette d’Oriol Junqueras (qui, détail important, a été détenu pendant trois ans et demi, au contraire de Puigdemont en exil), a mis de l’eau dans son vin.
Aujourd’hui, l’ERC préconise la patience et le gradualisme (à la manière du « beau risque » de René Lévesque) et soutient l’investiture de Pedro Sánchez… tandis que Junts, téléguidé par son « roi en exil », gardait jusqu’à tout récemment une approche frontale et « héroïque » face à l’ennemi madrilène, espérant « refaire 2017 » jusqu’à ce que ça passe.
Mais les hasards de l’arithmétique électorale, plus l’envie légitime de rentrer au pays et d’échapper aux poursuites judiciaires abusives de l’État espagnol, ont fait aujourd’hui de cet homme qui refusait le dialogue… le partenaire d’un pacte « historique » (c’est son mot) avec le pouvoir central honni. Puigdemont accepte — et c’est entièrement nouveau — de se mettre à table avec Madrid pour discuter… d’une réforme de l’Espagne !
Non seulement il y a cette transaction « appui parlementaire contre amnistie générale », qui aujourd’hui scandalise et enflamme la droite, mais l’accord instaure en outre une « table de négociation » permanente sur des sujets comme « la reconnaissance de la Catalogne comme nation », ou encore un éventuel droit à l’autodétermination.
Les indépendantistes continuent de réclamer l’organisation d’un référendum légal et convenu entre les parties. Comme en Écosse en 2014… où il y avait eu accord préalable entre Londres et Édimbourg.
Mais malgré cet « accord de Bruxelles », on reste très loin du compte. Sánchez, bien que moins dogmatiquement centralisateur que la droite nationaliste espagnole, ne peut accorder, en l’état actuel, le droit à l’autodétermination aux nationalités espagnoles : ce serait l’explosion à Madrid.
La droite espagnole est farouchement contre toute concession aux nationalistes catalans, mais une partie de la gauche également… Seule l’extrême gauche du parti Sumar serait prête à accepter un plein droit à l’autodétermination, avec référendum à la clé. Mais un des problèmes de Sánchez, outre ses propres alliés indisposés… c’est la forte mobilisation de la droite et de l’extrême droite provoquée par cet accord.
La virulence des dernières manifestations fait voir en Espagne, comme dans d’autres démocraties occidentales, à commencer par les États-Unis, la montée d’un discours apocalyptique et intolérant, qui assimile l’adversaire politique à un « ennemi » qui mène le pays à sa perte, et contre lequel tous les moyens seraient permis.
Dans le harcèlement soutenu, depuis une semaine, du siège du Parti socialiste espagnol, on voit des citoyens anonymes encouragés par des membres de Vox (parti nationaliste radical, à la droite du Parti populaire) et des groupuscules néofascistes qui provoquent des altercations entre manifestants et forces de l’ordre.
Dans un éditorial inquiet publié samedi, le journal El País — qui, pourtant, lors des événements de 2017, n’avait pas retenu son propre fiel envers les indépendantistes — semble aujourd’hui changer de ton, peut-être parce que la « menace » sécessionniste est retombée. Il écrit : « Le Parti populaire a opté pour une radicalisation rhétorique qui présente [ce pacte] comme une attaque fondamentale contre notre démocratie. Lorsque critique et liberté d’expression [colportent] de tels récits apocalyptiques, la fonction qu’ils sont appelés à remplir en tant que critiques rationnels […] est invalidée. »
François Brousseau est chroniqueur d’affaires internationales à Ici Radio-Canada. [email protected]