Cher Karl,
En 2005, à l’âge de 10 ans, j’entendais pour la première fois la chanson Plus rien, téléchargée par mon grand frère dans une playlist de l’époque. Je me souviens de l’instant précis où j’ai entendu cette chanson. Elle m’a marquée pour deux raisons. D’abord, c’était la première fois que je prenais conscience des enjeux environnementaux auxquels notre génération fait face. Avec cette chanson, je me découvrais contre la surconsommation et les effets néfastes de la mondialisation. Deuxièmement, c’était la première fois de ma vie que j’entendais du français québécois, sans savoir même ce que c’était, ni même connaître le Québec.
À l’époque, mes notions de géographie n’étaient pas incroyables. Ton français m’a touché au coeur. Loin de notre parler européen, le parler québécois révèle les nuances et les accents du français tel qu’il devait être parlé autrefois. C’est le vrai français. Amoureux de cette langue, je suis tombé amoureux du Québec dès cet âge-là, conquis par la force de la langue française au Québec, qui lui a permis de survivre malgré l’oppression et l’envahissement, de rester fidèle à son identité culturelle.
J’ai vécu ma vie en gardant profondément dans le coeur cette chanson, que j’écoute encore de temps en temps. Plus tard, vers le début de l’adolescence, je me suis mis à écouter les albums.
La grand-messe : au complet. Il contient plusieurs chefs-d’oeuvre : Les étoiles filantes, Ti-Cul, Plus rien, Hannah, La reine, Lettre à Lévesque, Camping Ste-Germaine, l’épilogue. Autant de chansons que j’ai écoutées en fumant mes premières clopes, en boucle sur mon scooter dans mes écouteurs à fond de balle, en vivant mes premières amours.
Motel Capri, avec ses titres humoristico-poétiques : Québécois de souche, Maurice au bistro, Marcel Galarneau, Voyou, Léopold, Le pouceux. Que des titres qui me donnaient envie de foutre le camp de l’autre côté de la planète pour y faire du stop et boire des coups dans tous les rades paumés du monde avec ma belle gueule. Le titre Banlieue est celui qui me prenait le plus aux tripes.
Break syndical, avec la fameuse Toune d’automne. Qu’est-ce que je l’ai chantée sur ma guitare, cette chanson ! L’hiver approche, terrible chanson purement québécoise, réaliste, incroyable. Et la chanson Mon chum Rémi, une ode à l’amitié, à la fraternité. Un plaidoyer contre le suicide. Extrêmement touchante.
Les albums L’expédition et Sur un air de déjà-vu, je les écoutés en boucle pendant tous mes voyages des années 2014 à 2019. Combien de pépites encore sur ceux-là : Droit devant, La Catherine, Bobo, Les hirondelles, Tant qu’on aura de l’amour, Beau-frère, 1994, Vacances 31, Rentre à pied.
Que du vent, avec les chefs-d’oeuvre L’horloge, Que du vent et le merveilleux Comme Joe Dassin. Que dire… à part que cette référence à Joe Dassin, justement, démontre bien l’esprit du groupe de vouloir faire des chansons bienveillantes, qui touchent à l’universel, mais qui sont porteuses d’énormément d’humanité et d’espoir en même temps. Cette patte unique, il n’y a que toi qui pouvais l’apporter, Karl.
Ensuite, il y a eu Octobre. C’est un millésime. Que dire de ces chansons que j’ai écoutées, réécoutées… des chansons qui nous apprennent des choses sur l’histoire du Québec, sur nous-mêmes, sur nos fragilités, sur nos forces. Sur la beauté de la vie. Sur l’importance de profiter de la vie. De la vivre. « Et octobre vient de passer en coup de vent… », et cette fois-ci, c’est toi qui nous quittes, Karl. Pizza Galaxie, So so, Marine marchande…
Toujours l’humour génialement utilisé comme vecteur de poésie. Ce qui retranscrit votre humanité si fidèlement, c’est cet humour, justement, qui n’est pas là bêtement. Qui est là parce qu’il a du sens et qu’il relativise tendrement les choses plus sérieuses. C’est cet humour dont vous êtes porteurs qui manque cruellement à notre société cynique. Louis Hébert, c’est la chanson qui m’a décidé à fouler un jour le sol du Québec. Et puis Pub Royal, que dire ! La tendresse, la sensibilité, la poésie, l’humanité à l’état brut.
Et puis Les antipodes. Eh, oui, il y en a eu, des antipodes, ces derniers temps. Des concerts devant 19 000 personnes, avec des soins contre ta maladie. Un avenir incertain, avec un public qui t’aime et te soutient comme jamais. Des chansons porteuses d’espoir et de tendresse, dans une perspective qui devait vraiment être dure à supporter psychologiquement. Les maisons toutes pareilles, Ici-bas, Sur mon épaule, L’Amérique pleure…
Eh bien non, il n’y a pas que l’Amérique qui pleure aujourd’hui ! Les cinq continents pleurent. C’est toute une humanité bigarrée qui a perdu un être très cher. Quand je vois tous les guignols qui dirigent des pays, qui font des guerres, qui exploitent des femmes, des enfants. Et puis, il y a toi, Karl, qui as consacré ta vie à porter un message, à porter un espoir, et qui te fais faucher à même pas 50 ans. Je me dis que la vie est parfois d’une injustice insupportable.
Toutes ces chansons, pour la plupart écrites et composées par Jean-François Pauzé — un génie absolu — et interprétées par toi, cher Karl, sont des dons à la francophonie et au Québec qui n’ont pas de valeur. Ce sont des dons du coeur, faits avec bienveillance, ce dont notre monde de fou a besoin ces jours-ci. C’est aussi tout ce qui va nous manquer avec ton départ, mais nous te sommes extrêmement reconnaissants d’avoir porté, chanté, défendu bec et ongles ces titres qui apportent de l’espoir et de la vie à l’humanité entière.
Car c’est bien là la raison d’être de l’art, contrairement à ce que l’on pourrait vouloir nous faire croire dans ce monde marchandisé. L’art est là pour nous rappeler que les belles choses existent. Et c’est pour ça que l’art nous sauve, contrairement aux marchands de vulgarité, qui nous tuent. En l’honneur de ton art, Karl, je tiens à te dire merci du fond de mon coeur d’enfant, de francophone et d’être humain sur cette planète. Merci pour ce que tu as donné à l’humanité. Repose en paix.