J’ai gardé dans ma chambre d’adolescent la « piastre à Lévesque ». Le petit tract largement distribué par les fédéralistes pendant les années 1970 énonçant que, dans un Québec souverain, la monnaie québécoise ne vaudrait pas plus, face à l’américaine, que 75 cents. C’est pourquoi le dollar arborant la photo de Lévesque était déchiré. Il en manquait le quart. Ce qui annonçait évidemment une catastrophe sans nom, car à ce moment, les deux monnaies étaient à parité.
Appliquant ce critère, le Québec est devenu souverain en 1985. Oui, car c’est l’année où le dollar canadien n’a plus valu que 73 ¢US. Il l’était davantage en 1986, à 72 cents. Plus encore en 2003, à 64 cents. Il l’était toujours en 2020, à 74 cents.
En fait, si un économiste était revenu dans le temps pour présenter, pendant la campagne référendaire de 1980, les montagnes russes monétaires dans lesquelles allait s’engager le Canada dans un avenir prochain, on aurait raisonnablement conclu que le niveau d’incertitude à venir était inacceptable, dommageable pour l’économie, la stabilité, voire la santé mentale de nos dirigeants d’entreprise. On se serait rués, paniqués, dans l’isoloir pour voter Oui et sortir de cet enfer monétaire annoncé.
Bon, j’exagère un peu. Reste que depuis le dépôt du nouveau budget de l’an 1, beaucoup d’encre et de salive sont consacrées à l’incertitude que provoquerait l’indépendance, a fortiori si le Québec adoptait sa propre monnaie. Je veux bien. Mais pourquoi aucune goutte de ces substances n’est-elle versée pour décrire l’incertitude conséquente à notre maintien dans le Canada ?
Des scénarios crédibles indiquent que, la demande mondiale excédant l’offre, le prix du pétrole pourrait bondir ces prochaines années. Le dollar canadien étant dopé à l’or noir, il redeviendrait surévalué, provoquant une hausse artificielle des prix des produits québécois exportés. La dernière fois que cela s’est produit, au début des années 2000, des économistes ont calculé que cela nous avait fait perdre en cinq ans 55 000 emplois manufacturiers, bien payés, comme on les aime. (C’est 18 fois le nombre d’emplois créés par notre investissement massif dans la seule usine de Northvolt.)
Les fédéralistes peuvent-ils nous garantir que, si on reste, cela ne se produira pas ? Je pense que la réponse du camp du Non est non. On vogue sur un océan d’incertitude.
Restons dans le pétrole. Celui provenant de l’Alberta est un des plus énergivores, donc des plus polluants, au monde. Or, l’Union européenne a décidé d’imposer d’ici deux ans un surcoût aux importations de produits trouvés en flagrant délit d’empreinte écologique trop lourde. La première liste de produits touchés devrait nous épargner, mais elle va s’allonger graduellement et nuire à notre compétitivité. C’est fâcheux, puisque nos exportations dans l’Union dépassent les 10 milliards par an.
Les fédéralistes peuvent-ils nous garantir que le Québec ne sera pas pénalisé de faire partie d’un pays pétrolier ? Qu’il ne perdra pas d’emplois manufacturiers supplémentaires ? Je pense que la réponse du camp du Non est non. On est dans les sables mouvants de l’incertitude.
Parlons langue et laïcité. L’Assemblée nationale a voté ces dernières années des lois qui, sans faire l’unanimité, jouissent d’un large consensus au Québec. Elles sont contestées en cour, ce qui est normal. Mais le gouvernement canadien actuel comme le chef de l’opposition se sont formellement engagés à demander à la Cour suprême de retirer à ces lois le bouclier juridique (la clause de dérogation) qui empêche les tribunaux de les invalider. Les fédéralistes peuvent-ils nous garantir que ces lois voulues par les Québécois seront toujours valides au Canada dans deux, cinq, sept ans ? Même réponse négative. Nous sommes, pour reprendre des mots de Jean Charest, face au trou noir.
Il y a quand même des choses dont nous sommes certains. Le poids politique du Québec au sein du Canada fond à la vitesse de la calotte polaire. Ayant décidé de faire du Canada l’endroit le plus accueillant au monde pour l’immigration, Ottawa accélère cette tendance lourde. La démographie étant, en dernière analyse, la maîtresse de la politique, l’équilibre linguistique et politique va changer. Hors Québec, on trouve désormais davantage de personnes qui ont l’hindi ou le panjabi comme langues maternelles (1,2 million) que le français (1 million).
Idem pour les langues chinoises (mandarin et cantonais), à 1,3 million. Elles déclassent le français même dans le coeur du pays, l’Ontario. À partir de quel moment le poids global des francophones passera-t-il sous la masse critique qui justifie le maintien de la Loi sur les langues officielles ? Les fédéralistes peuvent-ils nous garantir que cela n’arrivera pas ? Évidemment que non. Nous avançons en plein brouillard.
On ne mesure pas la charge mentale collective que nous fait vivre l’incertitude canadienne. C’est angoissant, à la fin. Pendant la campagne référendaire de 1995, c’était au point où 80 % des indécis estimaient qu’il y aurait autant d’incertitude après un Oui qu’après un Non. Une grande expression de sagesse collective.
Heureusement, il y a des choses dont on peut être certains. La « piastre à Plamondon » ne serait pas sujette aux soubresauts du pétrole albertain. Elle ne serait fondée que sur la force et la diversité de notre propre économie. Nos produits verts seront toujours bienvenus en Europe. Nos lois linguistiques et sur le vivre-ensemble ne seront jamais soumises aux humeurs de juges choisis pour leur foi dans le trudeauisme et le multiculturalisme et appliquant à nos décisions une loi fondamentale que nous n’avons jamais négociée ou adoptée. Nos juges appliqueront notre propre Constitution. Au sein de notre pays, notre poids politique sera toujours de 100 %. Le français sera toujours notre langue officielle.
Je ne sais pas pour vous. Mais moi, juste à évoquer ces certitudes souverainistes, je me sens déjà moins angoissé.
Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. Il vient de publier Par la bouche de mes crayons aux éditions Somme Toute/Le Devoir. [email protected].