Jacques Nadeau, monument du photojournalisme

Dans le milieu des médias, tout le monde connaît Jacques Nadeau. En 46 ans de carrière, le légendaire photographe du Devoir aura été un témoin privilégié de quantités d’événements qui ont marqué l’actualité, au Québec comme ailleurs. Les plus grands sont passés devant sa lentille. C’est dire comment ce vieux de la vieille n’est jamais à court d’anecdotes. Comme la fois où il a été écrasé par un cheval de la cavalerie du SPVM lors d’une manifestation étudiante en 2012. À maintes reprises, il aura risqué sa vie pour avoir la meilleure shot possible. Sa retraite, il l’a méritée. Il entend en profiter, ralentir le rythme un peu, mais cet éternel passionné n’accrochera jamais son appareil pour autant. 

« Je ne suis pas quelqu’un qui aime la nostalgie. Je n’apprécie pas particulièrement parler de mes souvenirs. Quand on me demande quelle est ma meilleure photo en carrière, je ne sais jamais quoi répondre. Ma meilleure photo, je ne l’ai pas encore prise », affirme le jeune retraité, qui caresse des projets de livre pour les prochains mois. 

En entrevue dans les bureaux du Devoir, le quotidien qu’il vient de quitter après y avoir passé plus de trente ans, Jacques Nadeau peinait en effet à déterminer LA photo dont il était le plus fier. Il avait pourtant l’embarras du choix. Certaines de ses images ont marqué l’imaginaire collectif. Suffit de penser à cette résidente du CHSLD Herron qu’il a immortalisée durant le premier confinement, la main collée sur sa vitre comme si elle était prisonnière de cet établissement qui avait défrayé la chronique pour les piteuses conditions de vie de ses résidents. 

Et puis, il y a toutes les photos qu’il a prises de René Lévesque au début de sa carrière. Celle où René Lévesque enlace Félix Leclerc à la veille du référendum de 1980. Celle où il livre son discours de défaite quelques jours plus tard, avec sa femme, Corinne Côté-Lévesque, et Lise Payette à ses côtés. Ou encore celle où l’ancien premier ministre péquiste, cigarette au bec, joue au billard dans une taverne, entouré d’ouvriers. 

« Quand René Lévesque décidait de jouer au billard, il n’y avait rien de scénarisé là-dedans. René Lévesque, c’était le contraire des politiciens qui se mettent en scène pour bien paraître. Aujourd’hui, ils ne prennent plus de risque. On dit aux photographes : “Vous avez deux minutes pour prendre des photos et vous partez.” À l’époque, jamais un attaché de presse ou un garde du corps ne nous disait ça. On était complètement libres », se rappelle Jacques Nadeau, inquiet pour l’avenir de la liberté de presse. 

Marqué par René Lévesque

Lorsque le Parti québécois a pris le pouvoir en 1976, Jacques Nadeau venait d’abandonner ses études en journalisme au programme d’Art et technologie des médias (ATM) du cégep de Jonquière. 

Il s’était envolé avec son appareil photo vers San Francisco, à l’époque La Mecque de tous les jeunes Américains à la recherche de sensations fortes désireux de rompre avec l’ordre établi.  

  « Moi, le mouvement hippie, ça ne m’intéressait pas du tout. Ce qui m’intéressait, c’était le monde. San Francisco, c’était probablement l’endroit le plus multiculturel de la planète, alors que ce à quoi j’étais habitué jusque-là était très canadien-français. C’est là que j’ai appris à observer les gens. C’est la base du métier de photographe », raconte-t-il. 

Quand il est revenu au Québec, La Presse canadienne, la principale agence de presse au pays, l’a rapidement embauché comme photojournaliste à l’Assemblée nationale. L’arrivée des indépendantistes au gouvernement avait galvanisé l’intérêt des médias du Canada anglais pour la politique québécoise. La demande pour ses photos était forte. 

« Je suis resté là jusqu’à l’élection de Robert Bourassa. Commencer à photographier Bourassa, quand tu as connu Lévesque, ça m’intéressait pas mal moins, admettons », confesse-t-il, en laissant paraître un sourire un peu moqueur.

Traduire l’émotion 

Jacques Nadeau n’aime pas les technocrates. Ce qui le fait vibrer, dans son métier, c’est de réussir à capter l’âme, l’émotion, le ressenti. C’est toujours ce qu’il s’est efforcé d’aller chercher derrière son objectif. « Moi, ce n’est pas le Kodak qui me fait tripper, c’est l’intérêt pour l’autre », résume-

t-il. Pour celui qui a longtemps enseigné en journalisme au Département de communication de l’Université de Montréal, « une photo, il ne faut pas juste qu’elle soit belle, il faut qu’elle soit bonne ». 

« Quand tu rentres dans une pièce et que tu sens quelque chose, il faut que tu sois capable de transmettre cette émotion-là dans ta photo. Durant le référendum de 1995, par exemple, ça sautait aux yeux que Mario Dumont, Jacques Parizeau et Lucien Bouchard n’étaient pas capables de se sentir. Devant les Kodak, c’est sûr qu’ils souriaient comme si tout allait bien. Mais moi, mon rôle, c’était d’aller chercher la shot qui allait traduire tout le malaise que je ressentais quand je les voyais ensemble », explique-t-il.

Pour capturer le meilleur cliché possible, Jacques Nadeau s’est souvent mis en danger. Les gaz lacrymogènes et les coups de matraque, il les connaît, lui qui a fait des manifestations sa spécialité. Jacques Nadeau a longtemps carburé aux émotions fortes, parfois aux excès, dans son métier comme dans sa vie personnelle. 

Il eut ses hauts et des bas. Comme en 2015, quand il s’était fait voler chez lui durant son absence tous les disques durs qui contenaient ses archives. Des milliers de photos ont disparu. Près de dix ans plus tard, il dit savoir qui a fait le coup, mais il refuse d’en parler. La blessure est encore trop vive. 

À 70 ans, Jacques Nadeau aspire à une vie plus apaisée. Il n’éprouve plus ce continuel besoin de se prouver à lui-même. Le décès il y a deux ans de son frère Michel Nadeau, ancien journaliste au Devoir et pilier du Québec inc., lui a brusquement rappelé que la vie était fragile. 

La retraite arrive donc à point. « Le photojournalisme dans un quotidien, ça, c’est terminé. C’est derrière moi. Je suis en paix avec ma décision. Mais la photo, ce n’est pas terminé », prévient-il avec une fougue toujours aussi manifeste.

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