Jean Rondeau présentait mercredi soir à la salle Bourgie, sur un somptueux pianoforte, son programme « Gradus ad Parnassum », tiré d’un CD paru un mars dernier. Soirée troublante au terme d’une journée pas comme les autres.
Le jeune homme légèrement hirsute et barbu en chemise à manches courtes venu de Paris qui s’assoit calmement à son pianoforte et patiente un long moment avant de débuter son récital a-t-il un jour entendu parlé de Karl Tremblay ?
Sait-il le vide qui nous habite, cette envie de ne pas être là ? Cette envie d’être nulle part, en fait. Harpeggio en sol majeur de Johann Joseph Fux, cette pièce enregistrée au clavecin sur le disque acquiert au pianoforte et soumis au rituel du concert, en la circonstance, une dimension inattendue de recueillement.
Les Muses pour panser les plaies
« Gradus ad Parnassum », est l’aspiration au Parnasse, la montagne mythologique où vivent les Muses. C’est aussi le titre du traité de contrepoint de Johann Joseph Fux le grand théoricien en la matière au tournant du XVIIIe siècle, qui se nourrit de l’exemple de Palestrina et dont l’enseignement influencera jusqu’à Johan Christian Bach et Wolfgang Amadeus Mozart.
Cette aspiration à l’élévation esthétique, Jean Rondeau l’organise d’un souffle (sans entracte) sur cet instrument unique. Il cherche à enchaîner les oeuvres et compositeurs au maximum : la transition Clementi-Beethoven est saisissante. C’est décidément par la musique que l’on comble au mieux un vide, même celui qui ne se comble pas.
Les quelques paroles de l’artiste nous disent le bonheur qu’il a à jouer sur l’instrument de la salle Bourgie. Dans Haydn comme dans la fameuse Sonate en do majeur K. 545 de Mozart sa légèreté de touche se conjugue à une grande douceur sonore. Jean Rondeau joue de la résonance de l’instrument et patiente dans les silences du 1er mouvement de Haydn.
Mais tout le concert semble tellement mener au diptyque mozartien final qu’on en oublie presque le reste et que l’on nous pardonnera de ne pas avoir pris le risque d’assister au moindre rappel. La grande arche avec Fux est établie. Les tonalités sont graves et tendues : la mineur et ré mineur dans le Rondo K. 511, et la Fantaisie K. 397. Seul au monde, Jean Rondeau est face à son clavier dans un silence étreignant, l’abîme ne peut être plus noir. On dirait un appel, un cri.
Au sommet de la douleur du Rondo K. 511, s’enchaîne le début de cette Fantaisie, tellement exsangue que l’on songe à la dévastation de la chanson Plus rien : « Il ne reste que quelques minutes à ma vie […] Mon frère est mort hier au milieu du désert ». Mais ici nous sommes avec Mozart : si l’Andante se mue en Adagio, soudain surgit un ultime Presto-Allegretto. La vie continue, pas comme avant. Jean Rondeau aura adouci le manque et la peine qui touchaient hier soir une nation dans un programme merveilleux joué avec un tact magique.