Joaquin Phoenix livre une performance éparpillée dans le «Napoleon» de Ridley Scott

Les films événements sont, par définition, très attendus. Du lot, il en est toutefois qui le sont d’autant plus qu’ils relèvent d’une gageure. Par exemple, en 1997, on voulait savoir si le, oui, titanesque Titanic de James Cameron serait le naufrage que d’aucuns prédisaient en y allant de blagues d’iceberg. C’est un peu l’attitude à laquelle fait face l’ambitieux Napoleon (Napoléon) de Ridley Scott. Le vénérable cinéaste « frappera-t-il son Waterloo » ? se demandent les cinéphiles. Oui et non. En cela que cette opulente fresque n’équivaut pas à la notoire défaite de l’empereur français, mais, pour évoquer l’une des plus célèbres victoires de ce dernier, ce n’est pas Austerlitz non plus, loin de là.

Disons-le tout net, le problème fondamental du film est, paradoxalement, ce qui s’annonçait comme son principal atout : Joaquin Phoenix. L’acteur est si singulièrement doué qu’il fait un peu figure d’intouchable.

Il reste qu’ici, sa composition se révèle tellement problématique qu’elle déséquilibre tout le film. En cela que le lauréat d’un Oscar pour Joker, apprécié l’an passé dans Beau Is Afraid (Beau a peur), multiplie les approches dans son incarnation de Napoléon Bonaparte. Ainsi le joue-t-il, en public, comme un être impénétrable et sûr de lui, puis comme un homme-enfant pétulant qui ne semble pas trop savoir ce qu’il fait (en faux avec la réalité du fin stratège).

Idem en privé, où Phoenix opte tantôt pour un ton comique en amoureux maladroit (et geignard), tantôt pour une lecture tragique en complète contradiction.

 

C’est comme si, satisfait de savoir que son protagoniste sera interprété par l’un des acteurs les plus talentueux qui soient, Ridley Scott avait laissé Joaquin Phoenix faire à sa guise afin de mieux se concentrer sur sa mise en scène. L’ennui, c’est que le cinéaste se retrouve avec une performance centrale qui va dans toutes les directions.

Impossible, à ce propos, de ne pas rappeler qu’en décembre 2022, le réalisateur a expliqué en entrevue avec le magazine Empire que le scénario avait été entièrement réécrit à la suite des commentaires de la vedette. Certes, Scott a assuré que c’était pour le mieux, mais devant le résultat, on peut légitimement se questionner sur la pertinence de permettre à Phoenix de dicter la teneur du scénario.

La guerre avant l’amour

En Joséphine, Vanessa Kirby est plus convaincante que son partenaire malgré une partition assez peu étoffée. Par la force de son charisme, et en faisant des choix audacieux, comme de rire dans les moments les plus inopinés, comme si Joséphine était amusée par quelque secret connu d’elle seule, l’actrice confère un mystère captivant au rôle. Lequel, sans cela, n’aurait aucun sens, Kirby devant constamment jouer une intention puis son contraire.

Dans son battage publicitaire, la superproduction a beaucoup insisté sur la mise en parallèle entre la relation houleuse du couple Bonaparte et les diverses batailles de l’empereur. À l’amour comme à la guerre, en somme.

Si, en théorie, la recette est éprouvée, en pratique, le mariage des deux fronts s’avère souvent malaisé. Là encore, le jeu éparpillé et en vase clos de Phoenix (qui marmonne comme jamais) n’aide pas.

Sauf que Scott est lui aussi à blâmer. En effet, les séquences militaires jouissent d’un niveau accru de soins narratifs par rapport aux scènes de la vie conjugale. Sur les différents champs de bataille, avant, pendant et après l’affrontement, le réalisateur donne la pleine mesure de son immense talent. La bataille d’Austerlitz, où l’ennemi sombre dans les eaux glacées d’un lac gelé, est à couper le souffle : un grandiose morceau de bravoure cinématographique.

En revanche, le passage où Napoléon revient précipitamment d’une campagne en Égypte à cause de rumeurs d’infidélité de sa mie est d’une incohérence stupéfiante et, hélas, représentative.

Napoléon jette alors Joséphine dehors, puis la reprend aussitôt pour mieux la rabaisser. Mais voici qu’illico, Joséphine a de nouveau l’ascendant sur son mari, inexplicablement. Le film effleure ici une dynamique sadomasochiste, mais n’a pas le courage d’explorer celle-ci.

Un « montage du réalisateur »

La cohésion globale n’est en rien favorisée par le montage. Prises indépendamment, toutes les parties sont filmées avec le mélange de raffinement plastique et de dynamisme cinétique propre à Ridley Scott (qui incidemment aborda la période napoléonienne dans son tout premier film, le superbe The Duellists (Les duellistes). L’ensemble est pourtant achoppé : de nombreuses coupes donnent une impression de pans de récits maladroitement escamotés, plutôt que de nécessaires ellipses habilement insérées.

À ce propos, fidèle à ses habitudes, Scott a d’ores et déjà fait savoir qu’il préparait une version longue de son Napoleon, soit environ quatre heures et demie (une de moins que celui d’Abel Gance). Il sera alors intéressant de constater si les failles structurelles ont été comblées dans ce « montage du réalisateur ». Pour autant, la composition de Joaquin Phoenix est ce qu’elle est.

À cet égard, les inconditionnels de la star pourront se consoler en se souvenant qu’au faîte de sa gloire, entre les classiques On the Waterfront (Sur les quais) et Guys and Dolls, même Marlon Brando se cassa les dents sur le rôle de Napoléon, dans Désirée, oublié à raison. D’ailleurs, en définitive, peut-être le désormais proverbial « Waterloo » concerne-t-il davantage les acteurs que les réalisateurs lorsqu’il s’agit d’adapter la vie de l’empereur.

Napoléon (V.F. de Napoleon)

★★ 1/2

Drame historique de Ridley Scott. Avec Joaquin Phoenix, Vanessa Kirby, Tahar Rahim, Rupert Everett, Paul Rhys. États-Unis, Royaume-Uni, 2023, 157 minutes. En salle le 22 novembre.

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