Le 22 octobre dernier, dans la foulée des levées de boucliers provoquées par le dévoilement du projet de loi 15 du ministre de la Santé Christian Dubé, la Coalition pour la pratique sage-femme organisait des rassemblements dans plusieurs villes de la province, permettant à des citoyennes et des citoyens de manifester leur inquiétude à propos de l’avenir de la profession. Ces menaces ont été nommées dans la lettre ouverte publiée le 27 septembre dans Le Devoir.
En résumé, c’est la perte d’autonomie professionnelle qui est crainte avec son impact sur les droits des personnes qui recourent à leurs services. Car une subordination aux médecins — quelle qu’en soit la voie —, qui agissent selon des paradigmes et une culture de soin fort différents, peut aboutir à une dénaturation des services offerts par les sages-femmes et fortement demandés par la population. Signalons au passage que cette lettre-manifeste, qui avait initialement obtenu l’aval de quelque 500 individus et organismes, a recueilli à ce jour plus de 12 000 signatures d’appui.
La Coalition pour la pratique sage-femme est loin d’être une organisation nouvelle. Depuis trois décennies, cette alliance veille au respect des droits des femmes et personnes enceintes grâce à son soutien à la pratique des sages-femmes. Pourquoi un tel parti pris dans la situation d’un pays dit avancé où, vu de loin, tout semble déjà bien aller dans le monde de la naissance ? Pour le comprendre, on doit remonter aux années 1970 et 1980 alors que des femmes et des groupes de femmes, encouragés par un féminisme en ébullition, manifestent haut et fort leurs insatisfactions, parfois leur colère, à propos des conditions de l’accouchement. Leur mécontentement tient à des causes variées, à l’image d’ailleurs du large spectre des violences obstétricales et gynécologiques dont on discute abondamment ces années-ci. (L’espace ne permettant pas de fournir de preuves documentaires, nous proposons aux personnes intéressées de lire l’ouvrage d’Andrée Rivard, Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne.)
Les difficultés qu’elles mettent en évidence concernent en particulier le modèle hypermédicalisé de l’accouchement répandu dans les hôpitaux. Dès le début des années 1960, pour diverses raisons, l’hôpital était devenu le lieu quasi unique de l’accouchement. Les habitudes acquises en obstétrique hospitalière impliquaient pour les « parturientes » maintes contraintes et dérangements, mais aussi de se voir administrer une gamme de médicaments, de subir des interventions instrumentales et de se soumettre aux technologies. Des atteintes à la dignité et à l’autodétermination (comme l’absence de considération pour le consentement) faisaient également partie des plaintes faites par des femmes. En particulier dans les grandes villes, il était quasi impossible pour une femme qui l’aurait voulu d’avoir un accouchement physiologique.
Pour celles qui ont milité en vue d’obtenir des changements, l’intégration dans le système de santé de sages-femmes — autonomes sur le plan professionnel — était considérée comme le moyen le plus prometteur afin de permettre aux femmes enceintes qui le veulent d’obtenir des services démédicalisés et donner naissance hors centre hospitalier. Cela ayant été bien réfléchi, il y avait pourtant encore loin de la coupe aux lèvres.
Avant que soient enfin légalisées les sages-femmes en 1999, les militantes, disposant de faibles moyens, ont dû se montrer extrêmement déterminées et être très actives pour arriver à ce résultat. Les quelques sage-femmes agissant dans l’alégalité n’auraient pu y arriver sans l’appui de ces milliers de personnes. En 1993, l’alliance des forces militantes (sous les auspices du Regroupement Naissance-Renaissance, aujourd’hui le Regroupement Naissance Respectée), désormais appelée Coalition pour la pratique sage-femme, s’est avérée cruciale dans ce qui fût finalement une victoire pour elles. Puisque les puissantes associations médicales avaient durant ces années tout fait pour bloquer le projet.
La Coalition regroupait à l’époque plusieurs associations féministes de haute stature, dont plusieurs affiliées à la Fédération des femmes du Québec. Toujours vivante, la Coalition s’est depuis enrichie de plusieurs nouveaux groupes membres, associés aux mouvements féministe, communautaire et syndical (composée de 15 organisations nationales représentant quelque 800 000 personnes).
Les sages-femmes portent une mission qui leur a été confiée il y a plusieurs décennies déjà. C’est ce que leur rappelle la Coalition, toujours prête à la mobilisation lorsque les principes fondamentaux et le développement de la pratique sont menacés. Cette histoire si particulière et l’approche démédicalisée des sages-femmes qui interviennent auprès de personnes « non-malades » mais enceintes devraient convaincre le gouvernement qu’un traitement différent doit leur être fait quand il s’agit de prendre des décisions importantes les concernant. L’argument répété du ministre Dubé sur la nécessité de faire disparaître les pratiques « en silo » dans le système de santé ne devrait pas les impliquer, d’autant plus que les sages-femmes collaborent déjà avec leurs vis-à-vis du secteur hospitalier.
L’actuelle démarche vise à enjoindre le ministre Dubé de considérer ce que les représentantes de la Coalition pour la pratique sage-femme ont à lui dire, ce qui implique d’abord d’accepter de les entendre. La Coalition dispose depuis longtemps d’une légitimité pour représenter et défendre les droits des femmes et des personnes enceintes.
Les décideurs et décideuses doivent prendre acte du fait que plus jamais, les personnes ayant un utérus n’accepteront que des dispositions affectant leurs droits en matière d’enfantement et leur corps soient prises par une majorité d’hommes et sans qu’elles ne soient consultées.
*Ont aussi cosigné cette lettre :
Marise Bachand, historienne, professeure en histoire / Chantal Bayard, sociologue, chargée de cours / Diane Gagné, professeure en relations industrielles / Céline Lemay, sage-femme, chargée de cours / Pascale Navarro, doctorante en communication sociale / Anne Roy, professeure en sciences de l’éducation / Meygan St-Louis, doctorante en histoire / Naïma Hamrouni, philosophe et professeure au département de philosophie et arts.