La dame blanche de Lepage | Le Devoir

Dans ma ville natale de Québec, au rayon des vieux récits, flottait la légende de la dame blanche. Une jeune femme en deuil d’amour se serait jetée vers son abîme du haut de la chute Montmorency, près de la capitale. Alors, sa silhouette en robe de mariée se profilait, disait-on, certains soirs. Son destin rejoindrait celui d’une certaine Mathilde, qui perdit en juillet 1759 son fiancé milicien, tué à la bataille de Beauport par un soldat de James Wolfe. Depuis la fin de la Nouvelle-France, blanc fantôme sur blanches écumes, des passants affirmaient la voir. Les légendes aident à poétiser les drames des peuples.

Dans Courville de Robert Lepage, au TNM, on retrouve l’écho de son sort funeste. À travers une scène évoquée, la chute Montmorency accueille de nouveau le dernier envol d’une fille enamourée. Cette fois, en plein XXe siècle, durant l’adolescence à moitié réinventée du dramaturge. Ce spectacle inégal, en mariage de styles, de genres et d’époques, témoigne comme toujours des nombreuses références de Lepage, tous champs unis. Une dame blanche par-ci, une tradition nippone par-là.

Les artistes à l’étroit dans leurs bulles manquent vite de carburant. Mais les créateurs d’exploration, de curiosité, de mémoire nationale et d’attrait pour les cultures étrangères bondissent avec des bottes de sept lieues. Même à l’heure de témoigner de leur société ou de leur enfance, abreuvés à mille sources artistiques et historiques, munis d’antennes, ils se renouvellent forcément. Leurs oeuvres plaident l’importance de la culture générale pour enrichir ses filons. Négligés à l’école comme ailleurs, ces héritages-là prennent l’eau. Ils aident pourtant à réenchanter le monde, qu’on soit seuls au foyer ou sous les projecteurs d’une scène.

Bon cru, mauvais cru, Robert Lepage excelle à tisser des liens entre des univers aux antipodes. Dans Courville, des souvenirs personnels et des échos politiques et sociaux des années 1970 s’arriment aux vieilles techniques des marionnettes japonaises bunraku. Le tout sur fond d’époustouflantes mécaniques scéniques multimédias, dont le secret n’appartient qu’à lui et à ses complices d’Ex Machina.

En concoctant ses meilleurs spectacles, Lepage parvient à maintenir l’équilibre entre la forme et le fond. Ailleurs, parfois, ça tangue. Dans Courville, la trouvaille des marionnettes bunraku actionnées par des techniciens vêtus de noir finit par alourdir l’action. Sans la grâce des envolées de 887 et de La face cachée de la lune, le texte manque de sève. Des émotions s’égarent. Ce qui ne nous empêche pas d’applaudir à ses trouvailles de mise en scène ni de saluer son goût du risque. Avec lui, il y a toujours plusieurs os à ronger.

Le dramaturge a eu mal à son adolescence. Il explore ici la confusion de son avatar de 16 ans qui cherche où placer son pion sur l’échiquier du monde. On salue le talent de l’interprète Olivier Normand à jouer et à faire parler les marionnettes. La trame narrative fut resserrée après le lancement de Courville au Diamant de Québec, sans trouver le rythme parfait. Mais quelle créativité foisonnante !

Ces plateaux qui basculent, cette scène inclinée, ces décors en perpétuelle succession, ces effets spéciaux et ces projections vidéo captivent nos regards. Lepage carbure au bouillonnement. Par-delà les écueils d’une pièce, c’est son audace qui en impose. En 40 ans de carrière, n’a-t-il pas enchaîné les chefs-d’oeuvre et les opus plus échevelés en faisait rouler divers plateaux sur la planète ? Parfois ils me font râler, parfois ses spectacles m’éblouissent, mais j’aime le regarder se mettre en danger. À coups d’essais, de victoires, d’erreurs, de flashs de génie, de mutations des pièces en cours de route. Plusieurs artistes au long cours, à bout de souffle en fin de piste, ressassent des formules éprouvées. Pas Lepage, qui nous jette en pâture dans Courville ses marionnettes bunraku aux profils fascinants, mais casse-gueule. Difficile de s’identifier à ces créatures de bois et de tissu au maniement laborieux. Comme il explore toutefois le champ des possibles !

Cet hommage au Japon culturel en paravents projetés aide le créateur de Vinci à s’approprier les codes secrets d’une civilisation magnétique qu’il admire. Tout en y greffant la légende d’une dame blanche, les émois de René Lévesque, des chansons populaires et des parties de hockey. Son jeune héros harcelé à l’école devient le roi de son sous-sol. « Le monde nous appartient », semble-t-il nous lancer.

Des jeunes se rassemblaient à la sortie de Courville. Je leur souhaitais de trouver leurs lumières au spectacle des mécanismes vertigineux de Lepage. Avant tout de partager son plaisir d’embrasser la planète entière en nouant ses fils au foyer.

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