Nous entreprenons cette semaine une nouvelle série mensuelle, «Le Devoir d’éducation». Le champ d’études est vaste, de la maternelle à l’université. Nous souhaitons proposer des contributions enrichissantes, qu’elles proviennent de chercheurs et de praticiens du milieu de l’enseignement ou d’autres personnes qui ont réfléchi à l’état de notre système d’éducation.
Longtemps, en entendant les commentaires de leurs concitoyens — simples quidams, mais aussi ministres — qui témoignaient d’une méconnaissance, de préjugés, sinon d’un manque d’empathie manifeste, les enseignants répondaient bien souvent : venez dans une classe ! Venez faire notre travail ! Nous manquons de gens !
On se doit donc de souligner le courage de bien des enseignants non légalement qualifiés (terme par ailleurs rabaissant, que l’on devrait remplacer par « chargé de cours au secondaire ») qui, bien souvent, constatent par eux-mêmes toute la richesse, la complexité et, parfois, l’absurdité faisant partie intégrante de notre métier.
Il convient, particulièrement dans ce contexte de pénurie et de négociations, de démystifier ce métier dont tout le monde se mêle, pour le meilleur et pour le pire.
La classe
Avant tout, être enseignant, c’est vouloir contribuer à l’épanouissement de chaque élève qui nous est confié, aussi unique, sensible, imprévisible et contraint (d’être là) qu’il puisse être. C’est vouloir leur bien, parfois malgré eux, et y consacrer toutes ses réflexions, toute son expertise, toute son empathie et, souvent, toute sa patience.
Mais c’est aussi avoir en face de soi ces élèves au sein de groupes dont la composition devient, un peu partout, plus problématique que jamais, et qui témoignent trop souvent d’une iniquité dont l’impact pèse à la fois sur l’apprentissage des élèves et sur la santé de l’enseignant. C’est avoir la responsabilité d’enseigner à ces groupes le même programme d’apprentissage malgré le rythme ralenti par l’intégration brutale d’élèves ayant de graves retards scolaires ou ayant divers troubles de comportement ou d’apprentissage.
Fort heureusement, enseigner, c’est aussi, quelquefois, le sourire d’un élève, un câlin spontané ou la visite d’un ancien qui nous oubliera moins rapidement que les autres. Cette reconnaissance n’a pas de prix, mais elle ne pourra jamais suffire à préserver un équilibre sain sur l’ensemble d’une carrière.
La société
Sous un angle beaucoup plus large, être enseignant, c’est se retrouver coincé entre les revendications individualistes de certains parents et son devoir envers l’ensemble de la société, et pouvoir constater mieux que n’importe qui comment on risque souvent le progrès des uns au nom de l’intégration des autres, faute de ressources adéquates. C’est la frustration de constater un fatal nivellement vers le bas au nom de la réussite du plus grand nombre, tout en voyant de plus en plus son jugement contesté, que ce soit par l’élève ou par le parent, voire par ses supérieurs.
C’est être confronté à des lacunes dans l’éducation de certains enfants et, par exemple, tenter de contrecarrer les terribles effets de la surutilisation des écrans et des réseaux sociaux sur le développement cognitif et la socialisation. C’est observer et subir de plus en plus de violences physiques et psychologiques dans son milieu de travail, généralement de la part d’enfants qui, plus que quiconque, ont besoin d’un accompagnement spécialisé et professionnel se raréfiant dramatiquement.
Mais c’est aussi, soulignons-le, avoir l’appui, souvent discret, parfois magnifique, de nombre de parents qui, convaincus de l’importance de notre mission, se mobilisent autour des écoles ou nous écrivent un simple mot, nous gratifiant d’un respect et d’une estime sans commune mesure avec les paroles vides des politiciens qui nous dirigent.
Le ministère
Être enseignant, c’est d’ailleurs être à la merci d’un ministre toujours susceptible de justifier une quelconque loi au nom d’une idéologie ou d’un populisme mal placé. C’est du même coup faire face à un employeur-législateur ne se privant pas de menacer nos conditions de travail et la stabilité du système au nom de la capacité de payer des contribuables.
C’est enseigner sous l’impératif de la gestion axée sur les résultats (GAR), qui commande l’augmentation du taux de réussite, mais pas à n’importe quel prix : cela doit se faire au moindre coût, c’est-à-dire en adaptant les pratiques pédagogiques des enseignants à la nouvelle réalité des groupes dits réguliers, mais dans les faits complètement dénaturés. De là, soulignons-le, l’ultime finalité du projet de loi 23 : enrayer la contestation et forcer les pratiques, sous un angle essentiellement gestionnaire.
En définitive, pour l’enseignant, c’est voir encore et toujours ses compétences professionnelles remises en question, et ce, alors même qu’on lui impose de faire face à des groupes écrémés des meilleurs élèves au nom d’un libre choix parental que forcent depuis des années des politiques irresponsables et hypocrites, qui discréditent l’ensemble du système public et favorisent insidieusement la marchandisation de l’éducation. C’est donc, concrètement, devoir s’adapter aux effets tangibles d’un changement de paradigmes dans le système scolaire québécois, soit la consécration de l’école à trois vitesses et de la ségrégation qui en découle.
L’équipe-école
Être enseignant, c’est collaborer avec d’autres professionnels qui ont tout autant à coeur le bien-être des élèves, mais sous un tout autre rapport. Du technicien en éducation spécialisée à la conseillère en orientation, en passant par le psychoéducateur, la marge est importante entre considérer un jeune dans son individualité ou au sein d’un groupe, dans son développement personnel et social ou dans son apprentissage scolaire. Néanmoins, notre travail dépend aujourd’hui plus que jamais de leur capacité à bien faire le leur.
C’est aussi devoir travailler sous la bienveillance toute relative d’une direction d’école, soumise elle-même à une hiérarchie de gestionnaires liés par des obligations budgétaires et des objectifs ministériels qui, hélas, concordent trop souvent davantage avec les ambitions politiques qu’avec les finalités de l’éducation publique.
Être enseignant, c’est être plus durement confronté à la machine d’un système qu’à ses élèves.
Mais lorsqu’au sein d’une équipe-école, comme ça arrive parfois, tous les acteurs font corps et se serrent les coudes, se parlent, se comprennent, se respectent et se questionnent ensemble, cela donne lieu à des partages et à des élans extraordinaires dignes des vestiaires des grands championnats.
L’agenda
Enfin, être enseignant, c’est voir tenue pour acquise notre préoccupation éthique à vouloir tout tenter pour aider des élèves qui autrement seraient abandonnés. C’est se faire dire que notre dévouement est magnifique, fruit d’une véritable vocation, alors qu’en fait il s’agit souvent d’un équilibre précaire entre notre professionnalisme et notre propre santé.
Ce sont des nuits blanches passées à penser à nos élèves. Ce sont cinq jours où nous en travaillons six. Ce sont dix mois où nous en travaillons douze. C’est la culpabilité malsaine de ne pas pouvoir en faire plus, mais la crainte aliénante de ne pas être capable de dire « non ».
Enseigner demande du temps. Un temps précieux et incommensurable, pour accompagner, planifier, évaluer, réagir, s’adapter. Pour prendre le recul nécessaire afin d’améliorer sa pédagogie et ses interventions, alors même que nous sommes presque toujours dans le feu de l’action, dans l’instantanéité, l’imprévisibilité et la simultanéité, devant 15 à 35 enfants qui ont un droit égal, mais des besoins différents. Un temps qu’on nous refuse au nom de l’efficience alors même qu’on nous répète de toute part que notre relation avec l’élève fait foi de tout. C’est ce paradoxe qui tue le métier.
Enseigner est à la fois incroyablement gratifiant et épuisant, car à la limite de notre engagement se trouvent devant nous assis des élèves qui nous regardent, nous, et personne d’autre. Mais ce privilège a un poids qui devient lourd à porter.
Car plus que jamais, l’enseignant se trouve dépossédé de sa profession et réfléchit au risque de s’y compromettre, et de s’y perdre, plus qu’au bonheur de s’y épanouir.
À force de se retrouver devant des groupes décomposés, déraisonnables, sur lesquels il a de moins en moins d’emprise, et face auxquels on lui promet une aide qui ne vient jamais. Devant des élèves aux problématiques fort différentes de celles d’il y a à peine dix ans, provenant de familles dont les habitudes ont profondément changé. Subissant des politiques qui désagrègent les services publics et étant sans cesse remis en question par une gestion prétendument axée sur les résultats, mais dont le rendement et la rentabilité motivent en réalité les grandes orientations.
L’enseignant est aujourd’hui dépossédé de son temps et de son jugement.
Il est urgent de l’écouter, de lui redonner réellement et concrètement la confiance qu’il mérite. Après tout, comme il fait face à des cohortes d’élèves année après année, c’est l’un des premiers témoins de la société — peut-être même le plus important —, agissant dans la plus grande bienveillance à l’endroit des enfants que nous lui confions, afin de les élever chaque jour un peu plus. L’enseignant reste le premier à connaître ses élèves et à se questionner sur la meilleure façon de les faire cheminer à travers ses cours et son exemple.
Lorsqu’un seul enseignant se retrouve, d’une façon ou d’une autre, dans l’incapacité de faire son travail, qu’il soit toujours en classe ou non, n’oublions jamais que c’est une multitude d’élèves — et notre société — qui en paient le prix.
Un prix que le gouvernement semble pourtant prêt à payer si l’on se fie aux actuelles offres patronales qui, sans exagérer, sont de nature à aggraver la désaffection envers la profession.
Car être enseignant, c’est aussi être doué d’une posture et d’une polyvalence très recherchées par les temps qui courent…
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