Au cours des quatre dernières années, la Dre Marie-Anne Archambault a eu un patient qui fait aujourd’hui pleurer tout le Québec : Karl Tremblay. À titre de médecin soignante, elle a accompagné le « cowboy » dans tous les tortueux détours de sa bataille contre le cancer. Aujourd’hui, avec l’accord de la conjointe du disparu, Marie-Annick Lépine, elle tient à saluer dans une lettre ouverte transmise au Devoir la grandeur de l’homme devenu, dans la mort, monument.
Au bout du fil, la docteure a encore l’émotion à fleur de peau. « J’ai vraiment eu besoin de beaucoup pleurer », explique-t-elle avec chagrin.
Il y a presque quatre ans, elle avait l’odieux d’annoncer à Karl Tremblay un diagnostic cruel : un cancer de la prostate métastatique, inopérable. « Annoncer ces nouvelles qui font éclater complètement des vies, c’est toujours la chose la plus difficile que j’ai à faire. Dans le cas de Karl, ç’a été d’autant plus difficile parce que c’était non seulement un papa de 44 ans à qui j’annonçais que sa vie était bousillée, mais en plus c’était l’icône, le monument, la voix. »
À cette époque, le chanteur était déjà une idole. « J’étais une fan finie. Ç’a été très difficile pour moi d’être à la fois une admiratrice et une médecin qui voulait rester objective : je me sentais tellement investie, se souvient la Dre Archambault. Au fil du temps, j’ai appris à connaître l’homme au-delà de l’artiste. C’était quelqu’un d’exceptionnel : je suis vraiment privilégiée d’avoir pu le soigner et le connaître. »
Une mort que personne n’attendait
Toujours humble, « très timide », le géant fringant incarne encore aujourd’hui le courage aux yeux de la docteure. « Sa maladie était dégueulasse depuis le début, souligne-t-elle. Elle était odieuse et injuste, comme tous les cancers le sont, mais c’était particulièrement vrai pour Karl, qui était si jeune. Malgré tous les affronts qu’inflige cette maladie-là, je ne l’ai jamais, jamais vu se décourager. Il avait une force que j’arrive difficilement à décrire, une force que même moi, j’avais parfois de la misère à aller puiser pour continuer. »
Jeudi soir, la Dre Archambault communiait sur les plaines d’Abraham de Québec, entourée par des centaines de fans endeuillés qui trouvaient, dans les chansons des Cowboys Fringants entonnées en choeur, autant d’épaules sur lesquelles déposer leur chagrin. Elle, incognito dans la foule, venait d’accompagner Karl Tremblay dans son dernier souffle, frappé par une mort que personne n’attendait aussi tôt.
« La raison pour laquelle il est entré à l’hôpital, ce n’était pas pour mourir : c’était pour se remettre sur pied et repartir sur un autre projet, souligne la Dre Archambault. Ce n’était pas prévu, un départ aussi rapide. Je ne pense pas que nous aurions pu le sauver, mais je pense que nous aurions pu prolonger encore sa vie. La maladie, elle, avait son plan à elle : elle nous a devancés. »
Karl Tremblay devait encore recevoir des traitements de radiothérapie vendredi. « Nous devions l’irradier, contrôler les douleurs, puis continuer, se souvient la médecin. Mais les choses nous ont échappé. La maladie, la souffrance, la douleur étaient tellement extrêmes, tellement indicibles, tellement insupportables pour n’importe quel être humain qui doit l’endurer, qu’elle est devenue envahissante au point de le faire tomber. C’est cette douleur-là qui a fait s’effondrer ce grand géant : sa tête et son coeur voulaient encore, mais c’est le corps qui ne suivait plus. »
« Il voulait tellement Québec »
Cette souffrance accompagnait Karl Tremblay sur la scène. « Moi, j’étais la médecin plate qui lui disait que la scène, la tournée et la chimio, ça ne faisait pas bon ménage, se souvient Marie-Anne Archambault. Il a toujours réussi à me faire mentir : la scène, ça le soignait plus que n’importe quel traitement. »
Le chanteur a voulu tout donner à son public malgré les réprobations inquiètes de sa soignante. Karl Tremblay avait refusé que son cancer annule une tournée européenne : c’est finalement la pandémie qui a eu raison de cette longue — et éreintante — virée de l’autre côté de l’Atlantique. « Je lui disais que ça ne se pouvait pas, qu’il ne pouvait pas monter sur scène. Lui, il me disait : “Ben oui, je peux, on transfuse, on prend un petit peu de Décadron, puis on y va.” Il avait raison : ses shows étaient meilleurs les uns après les autres. Il a prouvé que sa façon de faire était meilleure que la mienne. »
À Québec, à quelques jours de livrer son corps et son âme à un parterre de 90 000 personnes réunies dans la foulée du Festival d’été, Karl Tremblay était encore hospitalisé pour des douleurs extrêmes. « Il voulait Québec, il voulait tellement Québec. Je lui avais encore dit : “Tu ne peux pas aller là, c’est impossible”, se souvient la docteure. Quand j’ai vu qu’un orage annulait le spectacle, je le voyais un peu comme la pandémie qui nous avait sauvés de la tournée en Europe en 2020, un peu comme un signe du ciel qui protégeait mon patient. Encore une fois, il a reçu une transfusion, il est monté sur scène et il m’a fait mentir : il faisait des choses qui étaient incompatibles avec la vie sur papier, il dépassait les limites. »
La vague d’amour qui déferle à son endroit depuis mercredi, venue des quatre coins de la francophonie, émeut particulièrement la docteure. « Karl lui-même n’aurait jamais eu la prétention de soulever autant d’amour. J’écrivais à Marie-Annick que cette vague-là est proportionnelle à la vague de peine que chacun ressent. Son décès nous a tous bouleversés, sa famille et moi. Nous étions dans un cauchemar et nous nous réveillons avec cette réponse inattendue et insoupçonnée d’amour. »
« J’espère, conclut la docteure Archambault, que ses proches vont panser un peu leur douleur grâce à cette affection-là. Même si ça fait mal, je me sens choyée d’avoir pu prendre soin non seulement d’un monument, mais de quelqu’un d’aussi important dans ma vie. »