«La pieuvre»: un premier roman imprévisible et foisonnant

Hippolyte Borgia Lazard a seize ans. Dans sa tête vit une pieuvre héritée de sa mère, maligne, dont les tentacules menacent à tout moment d’embrouiller et de prendre le contrôle de son esprit. Marginalisé, sans appartenance, l’adolescent habite une ancienne maison de pêcheurs de cinq étages d’une cité balnéaire d’Espagne. Sur son toit aussi chancelant que ses pensées, il réinvente le monde en compagnie de sa seule amie, Odile la folle, complice de tous ses mauvais coups.

Ensemble, ils arpentent la ville, ils s’improvisent esthètes à la galerie Serrano, occupent les tables de cafés des heures sous le regard désapprobateur des serveurs, enfilent cigarettes et bulles sur la Playa de Sant Sebastià, qu’ils se font un devoir de ne fréquenter que de nuit. Du haut de leur piédestal artificiel, ils observent les passants, ripostent à leurs jugements, les affublent d’une personnalité et d’un passé.

Lorsqu’ils font la rencontre de Clément, leur coeur bascule. « C’est là que j’ai reçu le boulet en plein ventre, my friend. C’est là que je suis mort, pour de bon. Clément. […] Plongé dans une nuit éternelle je suis le défunt vivant, le trépassé qui marche. Clément. Un coup de couteau dans l’estomac. Un poison violent qui me fait exploser la tête. Ma perpétuelle pendaison, jamais complètement achevée. Clément. Mon échafaud à coeur, mon asphyxie dans le sang. »

Chaque soir, les yeux tournés vers le ciel, les trois mousquetaires imaginent un langage qui leur est propre, font tomber les cloisons, esquissent un territoire dans lequel ils sont souverains, capitaines, éminemment libres, loin des conventions, des attentes, des interdictions des adultes méfiants et si peu imaginatifs. « Je suis une créature de l’air, une pierre de terre, une nageoire de mer. Je porte en moi tout mon règne. Je ne suis plus mortel. Je suis de tous vents et marées. Je déferle et me retire de moi. Il fait frais. Il ne fait pas froid. Il fait chaud mais je ne fonds pas. Et dans cette fabuleuse solitude, j’entends l’Odile, mon Odile. »

Avec sa plume démesurée, imprévisible et foisonnante, Claude Ferland Milewski offre un premier roman tout en mouvement et en couleurs, au confluent de la musique, du cinéma, de la poésie et du dessin. Visiblement inspiré par Réjean Ducharme, il façonne un univers à l’image des sublimes anticonformistes qu’il met en scène.

Il invente ainsi une langue unique, sondant l’intériorité de personnages relégués aux marges, forcés de regarder le monde de biais, nourrissant une perspective décalée et rafraîchissante du monde.

Se tenant loin de l’exotisme qu’évoque le chaud soleil méditerranéen, l’auteur et artiste multidisciplinaire fait sienne la poésie de la rue. Il témoigne ainsi de la violence insolite et du sentiment de révolte qui triturent l’âme des laissés-pour-compte, des tristes, des honteux, de tous ceux qui sont à la fois dégoûtés et assoiffés de vivre, de créer. Prometteur.

La pieuvre

★★★ 1/2

Claude Ferland Milewski, Boréal, Montréal, 2023, 312 pages

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