La publication de la revue «Relations» stoppée par son conseil d’administration

Relations, la plus vieille des revues culturelles du Québec, voit sa publication stoppée par son conseil d’administration. Ses employés ont été « mis à pied temporairement » la semaine dernière. Le préavis de 48 heures ne leur a permis ni de boucler le numéro de juin, presque fini, ni de prévenir abonnés et collaborateurs, ni de réfléchir à la poursuite ou non de la vente des abonnements et des numéros au tout prochain Salon du livre de Québec.

Le même sort a été réservé aux employés du Centre justice et foi (CJF), spécialisé en analyse sociale, en recherche et en réflexion, qui publie Relations. Ses « opérations sont suspendues ». Relations était publiée sans interruption depuis 83 ans. Il arrivait en 2023 au deuxième rang des meilleures ventes parmi les revues culturelles promues par la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Fondés par les Jésuites, tant le CJF que la revue Relations sont soutenus historiquement par les oeuvres de cet ordre religieux doté d’une mission de justice sociale.

Au total sont survenues la semaine dernière 10 mises à pied, d’un maximum théorique de six mois, sur 12 employés. L’aîné de la boîte cumulait 17 ans d’ancienneté, a confirmé le président du conseil d’administration, le jésuite Peter Bisson. Les deux employés restants, aux postes de directeur et de comptable, sont en arrêt maladie depuis la fin janvier, a appris Le Devoir, et ne peuvent légalement être mis à pied ou congédiés. Il n’y a donc plus d’employé au CJF aujourd’hui.

« La réalité est que, malheureusement, l’organisation est devenue dysfonctionnelle à plusieurs égards », explique en entrevue au Devoir celui qui est président par intérim du CA du CJF depuis janvier dernier. « Sur le plan opérationnel, l’absence pour une durée indéterminée de deux personnes ayant des rôles stratégiques clés dans l’organisation — en pleine période de réflexion sur la façon d’organiser les priorités du centre — a été un facteur important de notre décision. »

Ce serait donc l’arrêt maladie de deux employés qui entraîne la mise à pied de tout le reste de l’équipe.

Et l’esprit jésuite ?

« Il n’y a rien dans ce que je connais de la situation qui justifie ces mises à pied », indique Catherine Caron. La rédactrice-éditrice a quitté Relations en novembre dernier, après 16 ans de service, pour des raisons personnelles. « Des solutions ont été écartées, c’est affligeant, poursuit-elle. Et une manière de faire aussi cavalière est indigne d’un centre engagé pour la justice sociale, et incohérente avec l’esprit de collaboration et de discernement jésuite. »

Élisabeth Garant, qui a travaillé 27 ans au CJF, dont 15 ans comme directrice, jusqu’en décembre 2022, ne comprend pas non plus la décision, ni la manière. « Le CJF est une organisation complexe. Il y a plusieurs dimensions : le religieux, le social, le périodique culturel. Ça demande beaucoup de travail, de continuité pour fonctionner. Il faut être en constante recherche de financement. »

« Il y a beaucoup de charges qui sont retombées sur un CA qui a été dépassé », dit-elle. Ce que M. Bisson a reconnu : « Le CA a dû s’impliquer dans les affaires courantes, au-delà sa capacité. » Mme Garant rajoute que le CA « n’a pas accepté les aides qu’on lui a proposées ».

Manuel de fabrication d’une revue culturelle

« Relations est une revue d’une grande importance dans la vie des idées au Québec depuis des décennies, une revue aux abonnés très fidèles et intergénérationnels », souligne Hélène Hotton, directrice de la SODEP.

« Nous ne voulons nullement que Relations arrête de paraître », spécifie le président du CA. « Nous reconnaissons l’importance du CJF et de Relations, et on veut à tout prix éviter la fermeture du centre. Nous repoussons le numéro de juin de Relations à l’automne », poursuit-il.

Quelle est la date limite pour envoyer la revue sous presse pour une parution automnale ? Silence. « Je ne connais pas le rythme de publication de Relations », reconnaît M. Bisson. Qui le connaît, dans le CA ? « Personne. » N’est-ce pas difficile de prévoir une parution à l’automne dans ces conditions ? Silence. Puis : « Oui, effectivement. »

« Ils pensent avoir quoi entre les mains ? Un feuillet paroissial, à publier en une semaine ? lance en s’insurgeant Élisabeth Garant. Ce sont des auteurs, des artistes, des chercheurs qui collaborent à Relations. À quatre numéros par an, ça reste une revue en phase avec l’actualité : les textes prévus pour juin ne peuvent pas tous être publiés à l’automne ! »

Pour Catherine Caron, les gestes posés « affaiblissent gravement la revue, et les dégâts sont déjà nombreux ». Relations risque de perdre sa subvention d’aide à l’édition de Patrimoine canadien, qui exige la continuité « de cycle de publication de 12 mois sans interruption ». Pour une revue comme Relations, cette aide doit tourner autour de 150 000 $, selon des acteurs du milieu. Tenir une revue culturelle au Québec dans le contexte actuel se fait, selon eux, avec un budget — géré de manière très serrée, précise-t-on — allant de 240 000 $ à 300 000 $ par an.

« L’incertitude a une incidence sur la survie d’une revue », soutient de son côté Hélène Hotton. « Un retard de publication peut arriver, mais la suspension des activités et la mise à pied brutale de son personnel ne sont pas des gestes anodins, car une revue ne peut survivre sans équipe. C’est là où le bât blesse : nous ne savons pas si ni quand l’équipe reviendra. Et une revue fonctionne en maintenant de façon constante le contact avec son réseau et ses abonnés », rappelle la directrice de la SODEP.

À ce jour, les abonnés n’ont pas été informés de la situation, a confirmé M. Bisson, à moins d’avoir visité le site Internet ou la page Facebook de Relations.

Guerre, transcendance, poésie et autres sujets

Fondée en 1941, Relations donne dans la « critique solidaire engagée », publiant des analyses politiques, des textes d’essai et un peu de création. C’est une revue de belle tenue, graphique et intellectuelle.

Un artiste illustre chaque numéro : Jean-Marc Nahas a signé les peintures ornant la dernière édition, « Guerre-paix : perspective en clair-obscur ». On y trouve une réflexion sur les indignations que suscite ChatGPT, un reportage sur les traumatismes crâniens nés de la violence conjugale, un portrait de Cornel West et une chronique poétique signée Emné Nasereddine.

Parmi les collaborateurs récents figurent Yvon Rivard, Nathalie Plaat, Maya Ombasic, Jean-Claude Ravet, Jean Bédard et Jacques Goldstyn, entre autres.

Tous les intervenants interrogés estiment que la meilleure manière de sauver Relations est de revenir le plus rapidement possible sur la question des mises à pied. Des employés contactés par Le Devoir ont décliné nos demandes d’entrevues

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