La vente à perte, une « absurdité » plus qu’une solution miracle contre la hausse des prix ?

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« La vente à perte, je ne connais pas ». N’y voyez aucune ignorance de la part de Philippe Crevel, économiste et président du Cercle de l’Epargne. Simplement un petit rappel niveau primaire de ce qu’est censé être le capitalisme : « On vend pour gagner de l’argent, pas pour en perdre. C’est une absurdité. La vente à perte finit toujours par se compenser ailleurs, que ce soit dans le prix de l’essence plus tard, ou par des marges plus importantes sur d’autres produits ».

Trois phrases, et moins d’une minute montre en main. Suffisant pour le spécialiste pour quasiment enterrer la nouvelle idée du gouvernement contre la hausse du prix de l’essence. « Un coup de communication sans efficacité », achève-t-il. Dimanche, la Première ministre avait évoqué dans Le Parisien l’idée d’autoriser les distributeurs à vendre à prix coûtant, et même à perte. Une initiative confirmée par le ministre de l’Economie, Bruno le Maire, ce lundi. Il a annoncé le début des opérations le 2 décembre, pour six mois. Voilà pour les détails. Mais reste le plus dur : convaincre que c’est une bonne idée.

Une décision « surprenante » et court-termiste

Il faudra sans doute plus qu’un agenda, tant le scepticisme des acteurs économiques semble grand. Jusque chez nos voisins belges, où on ne loupe il est vrai jamais l’occasion de critiquer une décision incongrue française. Bernard Keppenne, chef économique de CBC Banque sur place, juge « la décision très surprenante » de par son principe même. « Ça ne peut fonctionner qu’à très court terme. Quelques semaines. Mais c’est intenable sur plusieurs longs mois. Or, rien n’indique que le prix du baril de pétrole va baisser ».

C’est le deuxième grief que pointe Bernard Keppenne : accorder un tel passe-droit aux énergies fossiles « va à l’encontre de la logique du gouvernement de diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ». Le 11 septembre, il y a une semaine jour pour jour, Emmanuel Macron jugeait les résolutions climatiques du G20 « insuffisantes » et appelait à renforcer les efforts pour sortir des énergies fossiles.

Une efficacité toute relative

Enfin, « si la vente à perte n’est pas autorisée habituellement, c’est bien pour une raison », souligne Philippe Crevel : la distorsion de concurrence. C’est bien le problème que pose cette mesure, « elle creuse une injustice énorme entre les petits pompistes indépendants et les grandes surfaces, qui ont beaucoup plus de marge pour amortir le prix de l’essence – voire qui peuvent plus facilement le répercuter ailleurs ». Un avantage des Goliath contre les David « qui pourraient causer de lourds dommages pour ces derniers »*. D’autant « que ce défavoritisme va à l’encontre de la loi Aménagement des territoires, qui promettait de veiller sur les indépendants », rajoute Philippe Crevel.

Le désavantage concurrentiel de ces petits pompistes a un autre effet négatif pour le porte-monnaie des Français. Sylvain Bersinger, économiste chez Asterès : « Les marges des pompistes sont faibles, d’environ 2 centimes par litre de carburant. Même s’ils vendaient légèrement à perte, le gain ne serait au mieux que de quelques centimes par litre (pour les automobilistes). Cette possibilité ne semble donc pas être en mesure d’accroître sensiblement le pouvoir d’achat des ménages. » Avec une nuance de plus : « Une telle vente à perte est cependant peu probable sans compensation de l’Etat. »

Même constat chez Philippe Crevel : « Si le gouvernement voulait vraiment agir sur le prix de l’essence, il aurait fallu prendre de vraies mesures : une diminution des taxes, un chèque énergie, une baisse de la TVA… » Nouveau consensus chez les experts contactés. Entre la transition énergétique et la stratégie mise en place par les pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, il va falloir s’habituer à ce que le prix de l’essence soit haut. Et à la douleur ressentie lors du passage à la pompe.

* Quelques heures après la publication de cet article, le syndicat professionnel Mobilians, qui représente 5.800 stations-service hors grandes surfaces en France, a annoncé que le gouvernement s’était engagé à mettre en place un « plan d’accompagnement des stations-service traditionnelles », via notamment des « mesures de compensation ». 

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