Commençons par la fin, qui s’avère aussi un lointain commencement. L’entrevue achève, et après une déambulation sur l’avenue du Parc, dont il fait l’histoire dans son nouveau livre, l’historien journaliste Yves Desjardins s’arrête à l’intersection Laurier pour montrer du côté sud-est deux triplex en briques construits par son arrière-grand-père.
« Il avait une ferme à Saint-Michel, raconte l’arrière-petit-fils. Il a vendu une bonne partie de sa terre à des carrières. Son frère, avocat à la Ville de Montréal, spéculait sur le nouveau boulevard Saint-Joseph, ouvert entre Parc et Henri-Julien en 1905. Il a recommandé à mon arrière-grand-père l’achat des deux terrains pour construire les triplex. »
Le rez-de-chaussée abrite maintenant la taverne du Pélican, qui a remplacé la taverne de la Veuve Wilson (dite « La Wil ») du temps de son père. Louis Fournier y fait allusion, dans FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin, comme l’un de leurs principaux lieux de rencontre au début des années 1960.
« À l’époque, Outremont [à l’ouest de l’avenue] était une zone sans alcool et sans bars, raconte encore M. Desjardins. Même les épiceries n’avaient pas le droit de vendre de bière. Pour se rendre à l’Université de Montréal, déménagée sur la montagne, les étudiants empruntaient deux tramways : celui de l’avenue du Parc et celui de la rue Laurier. La taverne de la Veuve Wilson à leur intersection est devenue leur spot. »
Les deux triplex (« considérés comme des taudis sans valeur ») ont été vendus et la famille Desjardins a déménagé en banlieue à la fin des années 1950. Le fils est revenu habiter Le Plateau Mont-Royal pour ses études en histoire à l’UQAM deux décennies plus tard et ne l’a jamais quitté depuis. Il vit encore tout près (« j’ai fait partie de la première vague de gentrification ») et a passé 34 ans comme journaliste à Radio-Canada.
La retraite prise il y a une dizaine d’années a été l’occasion de renouer avec ses passions pour le passé de sa ville, et même de son quartier, et finalement aussi un peu de sa propre lignée. Il a publié il y a six ans Histoire du Mile End et est un des coauteurs du Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal. Le livre L’avenue du Parc et son histoire (Septentrion) s’inscrit dans cette production de topohistoire — et aussi un brin d’égohistoire — en proposant cette fois une sorte de biographie d’un axe central de Montréal.
L’auteur décrit l’avenue comme la troisième artère de la ville, après le boulevard Saint-Laurent et la rue Sainte-Catherine. Elle a voulu être une avenue de prestige résidentielle, mais est surtout devenue le « boulevard des rêves des immigrants ». La porte d’entrée du mont Royal a aussi été le rendez-vous d’innombrables manifestations populaires, du Congrès eucharistique de 1910 aux rassemblements syndicaux du mois dernier en passant par la Marche pour le climat derrière la jeune militante Greta Thunberg, en 2019.
« C’est une rue très complexe et, pour moi, cette complexité, son caractère hybride, reflète beaucoup de choses de Montréal, de ce qui fonde la montréalité, explique M. Desjardins. […] Ce n’est même pas évident de saisir simplement son identité, comme on sait que la rue Sainte-Catherine sert au magasinage ou au divertissement. L’avenue est complètement différente d’un segment à l’autre. Tu ne vas pas là pour contempler la tour Eiffel ou le Louvre, mais tu vas être content de ce que tu vas y trouver : un resto, une bibliothèque ou l’entrée du mont Royal. »
L’avenue est complètement différente d’un segment à l’autre. Tu ne vas pas là pour contempler la tour Eiffel ou le Louvre, mais tu vas être content de ce que tu vas y trouver : un resto, une bibliothèque ou l’entrée du mont Royal.
Il repique alors une citation de Dinu Bumbaru dans l’introduction de son livre. Dans une entrevue au Devoir de 1993, le directeur des programmes d’Héritage Montréal parlait du « charme du désordre » en ajoutant : « C’est tout croche, mais il y a une âme très forte sur Parc. »
Le tout-à-l’auto
Le livre magnifiquement illustré, très bien écrit, rempli d’encadrés éclairants, raconte comment est né et s’est développé cet attachant capharnaüm allant de la rue Sherbrooke à la gare Jean-Talon, traversant les deux et les cent solitudes de Montréal. L’historien a beaucoup fouillé les archives de la ville, mais a aussi réalisé des entrevues avec des acteurs municipaux pour raconter les transformations plus récentes.
La synthèse multiplie les exemples de planifications urbaines plus ou moins ratées qui ont souvent échoué à faire de Park Avenue la prestigieuse rue qu’annonce son nom. La mobilisation au tournant du siècle pour empêcher de la rebaptiser avenue Robert-Bourassa a concentré l’attachement à ce qui a été (notamment pour la communauté grecque) tout autant qu’à ce qui aurait pu être, mais qui n’a jamais vraiment existé, soit l’éblouissante et richissime artère digne d’une métropole.
Le meilleur côtoie le pire dans ce chambardement perpétuel dont une énorme portion, large comme une autoroute, complique l’accès à la montagne. La mobilisation citoyenne des années 1970-1980 a permis la création de la coopérative de Milton Park, qui a sauvé plus de 135 habitations et environ 600 logements, au moment où poussaient aussi les tours brutalistes du complexe de la Cité.
Le cas du carrefour des Pins voisin reste aussi emblématique de ce que l’automobile a fait subir à cette ville, en ce pays, sur ce continent. Après avoir chassé le tramway qui circulait depuis un demi-siècle sur l’avenue, le tout-à-l’auto de l’après-guerre a mené à la construction d’un épouvantable échangeur finalement démoli dans la dernière décennie. Par contre, les plans pour y ériger une oeuvre d’art monumentale et y réinstaller le tramway ont échoué, comme tant d’autres.
Porno et effeuilleuses
La petite promenade en compagnie de l’historien montre à quel point M. Desjardins connaît les lieux jusque dans les moindres détails. « On est dans mon hood », dit-il fièrement.
Il s’arrête devant des immeubles aussi hétéroclites que la rue, évoquant la renaissance française, un ensemble construit par l’architecte Joseph Perrault entre 1904 et 1912. Des promoteurs rêvent alors de faire de ce secteur un Westmount canadien-français. Outremont jouera finalement ce rôle. La coopérative Le Châtelet a acheté les immeubles pour 151 000 $ en 1977, soit le prix actuel d’une seule pièce d’un condo des environs.
Le connaisseur montre aussi un plex barricadé presque en face de la coop. « Ça a été le dernier bar de danseuses et il y en a eu beaucoup par ici pendant une période de 15 ou 20 ans. Quand les gens de la communauté grecque ont migré vers les banlieues, beaucoup de commerces de proximité, des agences de voyages, des boucheries, des épiceries ont perdu leur clientèle. Ils ont cherché de nouvelles vocations. Certains sont devenus des bars de danseuses et la librairie Renaud-Bray a déjà été un cinéma porno. »
L’entrevue a commencé autour de panneaux annonçant l’exposition Les visages du Mile End, qui célèbre des photos des années 1980-1990 de Michel Élie Tremblay, présentée en ce moment à la bibliothèque Mordecai-Richler. Cette ancienne église anglicane, magnifiquement rénovée et transformée, porte le nom d’un célèbre écrivain juif montréalais originaire du quartier. Avec cette histoire et son nom, ce lieu concentre aussi quelque chose de cette avenue hétéroclite et cosmopolite à nouveau transformée depuis quelques années par l’installation des membres de la communauté hassidique.
« À l’époque où mon père a grandi dans le Mile End, dans les années 1930 à 1950, on était au coeur du quartier juif canadien, dit Yves Desjardins, en revenant une dernière fois sur ce qui s’entrecroise dans L’avenue du Parc et son histoire et sa propre histoire. Pas juste montréalais, canadien. Mordecai Richler vivait à deux coins de rue de mon père, qui baragouinait le yiddish. Il nous parlait de son rôle de “Shabbat Goy” comme éteindre ou allumer les lumières pendant le sabbat, une façon de se faire de l’argent de poche. Quand il me le racontait, tout ça m’intriguait. D’autant plus que j’avais grandi à Laval dans les années 1960, une ville beaucoup moins multiethnique qu’aujourd’hui. Cette réalité montréalaise m’a toujours intrigué et le livre lui rend en quelque sorte hommage. »