Le démantèlement des campements, une pratique légale en itinérance?

De Granby à Sherbrooke, en passant par Saint-Jérôme ou Chicoutimi, le manque criant de logements abordables et la croissance notable du nombre de personnes en situation de pauvreté et d’itinérance mènent à une augmentation du nombre de campements partout au Québec. Or, les villes recourent régulièrement aux expulsions et au démantèlement de ces sites. Par exemple, le 13 septembre dernier, Radio-Canada annonçait que plus de 240 campements avaient été démantelés par la Ville de Montréal depuis le début de l’année 2023 seulement. À Gatineau, après avoir toléré un campement tout l’été sur un site désigné, la Ville demande maintenant le démantèlement des roulottes installées sur les terrains municipaux. Mais est-ce une pratique légale ?

Une jurisprudence constante

 

La jurisprudence canadienne est claire et constante depuis quinze ans. Dès 2008, la Cour supérieure de la Colombie-Britannique reconnaissait dans l’affaire Adams que les villes ne pouvaient par règlement interdire aux personnes en situation d’itinérance de s’abriter la nuit afin de protéger leur vie et leur sécurité lorsque les villes n’étaient pas en mesure d’offrir un nombre suffisant de places de refuge pour répondre à leurs droits fondamentaux. Entre 2014 et 2022, cette même Cour a rendu huit décisions contestant des règlements municipaux limitant ou empêchant l’installation d’abris dans les espaces publics.

En 2022, dans l’affaire Bamberger, la Cour interdisait le démantèlement d’un campement de 60 tentes à CRAB Park, à Vancouver, en réaffirmant le droit des personnes en situation d’itinérance de s’y abriter la nuit en l’absence de refuges en nombre suffisant et réellement accessibles. Cette dernière exigence confirme le droit constitutionnel de se protéger si les places ne sont pas adéquates pour répondre réellement aux besoins des personnes, notamment en tenant compte de leurs caractéristiques personnelles et celles de leurs familles et de la nécessité d’entreposer leurs biens essentiels à leur vie et leur survie. Certains refuges, par exemple, ne peuvent accueillir les couples, ou encore les animaux, d’autres imposent des conditions d’abstinence de drogue ou d’alcool et plusieurs ne sont pas en mesure d’entreposer les biens ou de les protéger contre le vol et la destruction.

Ces principes ont été avalisés par la Cour supérieure de l’Ontario dans la décision Regional Municipality of Waterloo rendue en janvier 2023. Dans cette affaire, la ville de Kitchener tentait de démontrer que les personnes en situation d’itinérance qui habitaient un campement ne respectaient pas le règlement municipal et pouvaient en être expulsées. Or, la municipalité régionale de Waterloo ne disposait que de près de 85 places pour une population de plus de 1000 personnes en situation d’itinérance. De plus, les places disponibles ne répondaient pas à leurs besoins diversifiés.

Dans ce contexte, la Cour conclut que les démantèlements violent les droits constitutionnels des personnes en les exposant à de graves préjudices. La Cour rejette l’argument selon lequel les droits des personnes seraient diminués parce qu’elles choisissent de vivre en itinérance ou de vivre dans un campement plutôt que de se plier aux conditions imposées par les refuges. En effet, le contexte dans lequel ces personnes sont placées est plutôt « caractérisé par la pauvreté, la dépendance aux drogues, l’invalidité et l’handicap ainsi que l’insuffisance de logements de rechange » (par. 106).

Pour la Cour supérieure de l’Ontario, les règlements municipaux qui permettent les démantèlements portent donc atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne protégés par la Charte canadienne d’une manière qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale.

La situation québécoise

 

Ces précédents sont susceptibles de s’appliquer à la situation québécoise. Grâce à l’action de la Clinique juridique itinérante, les tribunaux québécois ont aussi été saisis de ces questions. En avril 2023, la Cour supérieure du Québec ordonnait la suspension de l’expulsion des personnes en situation d’itinérance qui s’abritaient sous l’autoroute Ville-Marie afin de permettre au ministère des Transports du Québec d’entamer des discussions visant à les relocaliser dans le respect de leurs besoins et de leurs droits. L’injonction a éventuellement été accordée en raison des risques importants liés aux infrastructures du ministère et la Cour d’appel a refusé la permission d’en appeler, mais plusieurs questions demeurent en suspens. Le 25 octobre, la Cour supérieure a suspendu le démantèlement d’un campement situé dans Hochelaga-Maisonneuve.

Dans ces circonstances, la Ville de Gatineau et toutes les municipalités québécoises devraient faire preuve d’une grande prudence avant de procéder au démantèlement de campements. Les personnes en situation d’itinérance qui s’y abritent ont en effet droit à la vie et la sécurité. Si l’État n’est pas en mesure d’offrir des logements et des revenus décents et de subvenir aux droits fondamentaux de ses citoyens les plus vulnérables, la moindre des choses est qu’il ne les empêche pas de se protéger et de préserver leur dignité.

En terminant, nous ne pouvons que déplorer que, dans une société riche comme la nôtre, les tribunaux soient devenus le dernier rempart contre la déshumanisation dont sont victimes les personnes en situation d’itinérance et de pauvreté. Le filet social est en effet si mince qu’il repose maintenant sur les épaules des tribunaux.

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