Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
Le 1er juillet 1933, une escadrille de 25 hydravions décolle d’Orbetello, en Italie, à destination de l’Exposition universelle de Chicago. Dirigée par le ministre de l’Air du gouvernement fasciste, le général Italo Balbo, elle traverse l’Atlantique en plusieurs étapes. Les aviateurs transitent à Longueuil le 14 juillet, où plus de 50 000 personnes les accueillent. Le lendemain, après avoir rencontré des dignitaires et nombre d’Italo-Canadiens à Montréal, Italo Balbo repart pour la métropole américaine.
L’expédition de Balbo est représentative des stratégies de propagande dans un monde de communication constante entre les détenteurs de l’autorité et l’ensemble des citoyens. La conquête n’est pas seulement celle de l’air : elle devient celle des esprits.
Pour capter un public invité à participer au spectacle, elle mobilise des symboles exaltant la supériorité et valorisant la domination : celles de la technologie sur l’espace et le temps, celles du leader viril et résolu sur les masses, celles du régime fasciste sur les démocraties parlementaires. Cette stratégie de conquête rencontre néanmoins des résistances qui s’expriment de multiples façons.
L’ère de la vitesse
La Première Guerre mondiale l’a prouvé : le monde est devenu plus exigu avec le rétrécissement des frontières et le bouleversement de l’ordre politique. L’entre-deux-guerres constitue l’ère de la vitesse, ce mouvement qui augmente l’espace et diminue le temps.
La vitesse se manifeste partout. Elle favorise la reprise momentanée des grands mouvements internationaux de migration, grâce aux paquebots et aux locomotives. Elle devient accessible au plus grand nombre avec la démocratisation de l’automobile. Surtout, l’aviation représente la technologie de la vitesse.
Invention récente, l’avion a montré son potentiel au cours du conflit mondial. Les années suivantes, de nombreuses expéditions aéroportées frappent l’imaginaire : Charles Lindbergh traversant l’Atlantique ; Jean Mermoz, la cordillère des Andes ; Amelia Earhart, le Pacifique, d’Hawaï à la Californie.
À la tête d’une escadrille de 14 hydravions à l’hiver 1930-1931, Italo Balbo survole l’Atlantique Sud jusqu’à Rio de Janeiro. À l’époque, ces entreprises sont rares et périlleuses ; elles tiennent de l’exploit héroïque et de la prouesse mécanique.
La vitesse est aussi celle des communications. Grâce aux multiples innovations, les médias connaissent un essor phénoménal. Celui de l’imprimé est manifeste : la presse de masse est largement répandue, les reportages s’appuient sur un usage extensif de la photographie, les techniques modernes de publicité et de marketing permettent de cibler les segments du public pour marteler le message.
L’épopée du vol des hydravions donne lieu à une vaste entreprise promotionnelle, qui débute par une couverture intensive de l’événement — du 1er juillet au 12 août 1933, les journaux franco-québécois y font référence à 458 reprises —, et à la publication ultérieure de livres de souvenirs, dont ceux lyriques d’Italo Balbo.
Il en va de même avec un autre média populaire, la radio, qui crée une intimité immédiate entre l’émetteur et les récepteurs. Assurée par CFCF, la couverture de l’événement en direct engendre néanmoins des impairs. Devant l’imprudence d’un plaisancier à l’amerrissage des hydravions sur le fleuve Saint-Laurent, Balbo se répand en injures « non parlementaires »… qui sont radiodiffusées par un employé de la radio ayant levé le micro pour mieux capter le discours.
Enfin, tout comme ceux de la British Pathé et des studios Universal, les publicistes de la LUCE, entreprise cinématographique fondée par Benito Mussolini en 1924, filment les grands moments de l’expédition, qui sont ensuite projetés sur le grand écran. La technologie volante et Balbo sont les grandes vedettes au coeur de ces films d’actualité.
Le visage souriant du fascisme
Le symbole du leader est au centre de la mise en scène. Celui d’Italo Balbo recoupe deux imaginaires : la masculinité jeune et aventureuse, le fascisme italien. Photogénique et affable, doté d’une prestance certaine, à la barbe finement taillée, Italo Balbo évoque le modèle de l’aventurier moderne, qui saisit l’attention et charme les foules.
« Toujours souriant », souligne le journaliste conquis du Canada, « le ministre et aviateur italien n’a causé qu’en français » à la presse réunie au salon de barbier de l’hôtel Mont-Royal. Toutefois, « au ton de crânerie » de sa voix, « tous ont deviné que c’était le maître ». Macho, Balbo joue ainsi de sa virilité.
À un autre journaliste lui parlant de son penchant pour les femmes, il rétorque, ironique : « Vous voulez que j’aime les hommes ? » Dans les pages du Clairon, une Bianca pâmée s’exclame : « Combien j’ai admiré cet homme pour son courage et son énergie ! Sa figure calme et en même temps énergique, laissait entendre la confiance qu’il devait inspirer à ses subalternes. »
Le visage aimable de l’aviateur est aussi celui d’un fasciste véritable. Journaliste, Italo Balbo s’engage résolument auprès du Duce, Benito Mussolini. À 26 ans, il est le plus jeune des quadrumviri qui mènent la marche sur Rome en 1922. Violent et volontaire, le Ras de Ferrare dirige les nervis qui font le coup de poing contre les sympathisants socialistes : il est soupçonné d’avoir fomenté le meurtre du père Giovanni Minzoni, un prêtre antifasciste. Ses talents d’organisateur sont reconnus ; mieux, ils sont exhibés à la vue de tous, dans les reportages de la presse ou dans les films d’actualité, où il coordonne les moindres détails de l’expédition.
Par-delà la chemise noire, Balbo se révèle un ambassadeur efficace du régime mussolinien, un régime en quête de reconnaissance et de légitimité à l’intérieur et à l’extérieur de l’Italie.
Dans ses souvenirs, l’aviateur italien ne cache pas son intention propagandiste : « Nous sommes en Amérique et il faut se laisser aller à l’innocente folie publicitaire. » Selon l’historien Michel Pratt, « le vol de Balbo en est un de marketing », celui de la réussite du fascisme italien. La Crociera Aerea del Decennale, la croisière aérienne de la décennie, veut commémorer les 10 années de la prise du pouvoir par Mussolini.
À l’instar des cérémonies mussoliniennes, l’événement montréalais s’inscrit dans une liturgie théâtrale, où chaque escale de la traversée constitue une étape vers l’apothéose finale, celle de l’Exposition universelle de Chicago célébrant « The Century of Progress ».
Les 25 hydravions Savoia-Marchetti S.55A au fuselage argenté amerrissent avec les 100 membres de l’escadrille. Accueilli par un cordon de 500 chemises noires au bras tendu, Balbo descend prestement en tête. Il rencontre des notables, dont le ministre fédéral de la Marine, Alfred Duranleau, et transmet les voeux des maires de 19 villes italiennes.
Balbo s’adresse ensuite au public et aux membres des médias. Devant ces derniers, au garde-à-vous, il cause par téléphone avec le Duce. Au journaliste de La Presse, il conclut par une tirade : « En Italie, nous avons deux grandes amours : Dieu et Mussolini. » Agissant comme régisseur, le consul Massimo Zanotti-Bianco veille au bon déroulement de la pièce. Le spectacle politique traduit l’esthétique typique du futurisme italien embrigadé par le fascisme, avec ses symboles exaltant la vitalité, l’énergie, la virilité, le mouvement, la brutalité.
Un sentiment ambigu
Pour réussir, une stratégie de propagande doit recueillir une adhésion unanime. Certes, en ce samedi d’été, une foule de 50 000 personnes est au rendez-vous sur les berges du Saint-Laurent. Aux badauds se joignent les sympathisants fascistes, dont Gentile Dieni, pour qui l’événement « est une grande fête » répandant largement « le sentiment patriotique ». La couverture de la presse est généralement sympathique. À la fin de l’expédition, Le Progrès du Golfe s’exclame, emphatique : « Voilà un chef-d’oeuvre d’audace et de virtuosité alliée à la froide méthode et à la rigide discipline, terminé dans un complet succès. »
Si l’exploit technique de l’escadrille fait consensus, la promotion du régime mussolinien suscite des réactions plus tièdes. Si son homologue du Nouveau-Brunswick, Samuel Leonard Tilley, accueille en grande pompe Italo Balbo à Shediac, le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau ne daigne pas se présenter, se contentant d’un bref message de bienvenue en italien.
Préférant les plages d’Old Orchard, le maire de Montréal, Fernand Rinfret, est aux abonnés absents. D’autres citoyens manifestent une résistance active. Dans un discours à la salle Auditorium le 27 juin, rapporte La Patrie, Terzo Boschi mobilise les militants ouvriers contre la propagande fasciste au Canada. Le considérant comme « une ordure », Antonino Spada se démène pour empêcher Balbo de signer le livre d’or de la Ville.
Le Cercle Matteoti diffuse 15 000 photos du père Minzoni. Devant l’Université populaire, au coin des rues Sainte-Catherine et Montcalm, un constable arrête un chômeur, Joseph-Antonio Desrosiers, qui distribue ces tracts hostiles au Ras de Ferrare. Somme toute, la propagande fasciste ne convainc pas pleinement. Comme le note l’historien Jean-François Nadeau, les Canadiens français éprouvent un « sentiment ambigu » face à Balbo.
Le pouvoir foudroie ceux qui, tel Icare s’approchant du soleil, le fréquentent de trop près. Près de Tobrouk, le 28 juin 1940, un tir ami abat en plein vol l’avion d’Italo Balbo. En levant les yeux sur la fresque de l’église montréalaise de la Madonna della Difensa, on aperçoit l’aviateur côtoyant le Duce. La propagande le fixe désormais aux cieux de la mémoire.
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