«Le Droit», un journal aux premières lignes de «grandes batailles»

Seul quotidien francophone en Ontario, Le Droit a publié samedi sa dernière édition papier. La version imprimée était devenue hebdomadaire en 2020. Selon certains, la disparition matérielle de ce journal « essentiel » aux « grandes batailles » franco-ontariennes est une « perte inestimable » pour les lecteurs âgés, qui, en s’informant, pouvaient reconnaître les « signes précurseurs » de menaces pour le français.

« Ma mère lit Le Droit depuis près de 75 ans. […] Pour elle, c’est une perte inestimable », raconte Michel Prévost. Le président de la Société d’histoire de l’Outaouais signe toutes les deux semaines une chronique historique dans les pages du journal. « Entre la disparition du journal papier puis la disparition du Droit, il y a quand même tout un pas », nuance-t-il, mais il craint que le quotidien plus que centenaire ne perde ses lecteurs les « plus fidèles » avec son virage numérique. 

« Les gens n’ont plus l’habitude de consulter le papier. Puis, ils n’en ont pas besoin », affirme quant à elle la rédactrice en chef du quotidien, Marie-Claude Lortie, se référant à des consultations menées auprès du lectorat du Droit. Mais pour ceux « qui aiment le papier, c’est vraiment une grosse perte », reconnaît-elle.

Selon Mme Lortie, le virage numérique, qui a été « accéléré par la pandémie », est « entamé depuis longtemps ». Plusieurs personnes âgées contactées par Le Devoir ont en effet affirmé avoir déjà pris l’habitude de consulter les nouvelles en ligne. « C’est certain qu’il y en a qui le font. Mais [il ne] faut pas oublier ceux qui ne le feront pas », précise M. Prévost.

Ce sont « d’abord et avant tout » des raisons financières qui ont mené à cette décision, annoncée en mars, affirme Mme Lortie. Et, « en 2024, il y a quelque chose qui est un peu contre son époque de mettre autant d’énergie et de ressources dans un objet dont la vie est absolument éphémère », ajoute-t-elle. Les éditions quotidiennes ne sortaient déjà plus des presses depuis trois ans.

Le virage numérique était « incontournable », reconnaît le président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), Fabien Hébert, mais il s’en inquiète, car « la perte d’une édition papier » pour une personne âgée « représente une perte de capacité de s’informer ». Et informer les aînés est d’autant plus « important » qu’« ils sont capables de reconnaître des signes précurseurs de changements culturels […] que la génération plus jeune ne voit pas ». 

« Journal de combat » 

« Véritable institution pour les Franco-Ontariens et l’Outaouais », le quotidien a d’abord été un « journal de combat », rappelle M. Prévost. Le Droit a été fondé à Ottawa en 1913, en réaction à l’adoption du règlement 17, qui bannissait le français dans les écoles de la province. 

« L’âme dirigeante du journal, c’était le père Charles Charlebois », qui utilisait le média comme « outil » pour son Association canadienne-française d’éducation en Ontario, créée trois ans plus tôt pour lutter contre ledit règlement, ajoute le chercheur indépendant en histoire franco-ontarienne Diego Elizondo. « Charles Charlebois, c’est un peu le Henri Bourassa du Devoir », ajoute-t-il, expliquant que le quotidien ottavien s’est beaucoup inspiré du journal québécois fondé en 1910.

Grâce à son partage des éditoriaux entre les deux côtés de la rivière, ou encore à la tenue pendant trois ans d’une édition dans le nord de la province à la fin des années 1960, Le Droit a toujours conservé une grande couverture des enjeux de l’Ontario, estime-t-il. 

Le journal a « fait partie des grandes batailles » franco-ontariennes, souligne l’AFO, que ce soit en 1990, après l’adoption par le conseil municipal de Sault-Sainte-Marie d’une résolution déclarant la ville « unilingue anglaise », lors de la crise scolaire à Cornwall, en 1973, ou pendant le « jeudi noir », en 2018. Il a également « appuyé des campagnes de financement » lors de crises à l’Université d’Ottawa, ajoute M. Prévost, ancien archiviste en chef de l’établissement.

La lutte pour la survie de l’hôpital Montfort, à la fin des années 1990, a été un « grand retour aux sources », selon Diego Elizondo. Le Droit « laissait un peu de côté sa neutralité pour vraiment avoir un parti pris sans ambiguïté pour la cause ». « L’impact a été non négligeable, ça, c’est certain. »

« La mission de combat, elle est ressortie de façon plus claire quand il y a eu des menaces directes à la survie de la langue française et des services en français. […] S’il y avait un affront aussi fondamental, c’est sûr que Le Droit reprendrait ce flambeau-là », indique Mme Lortie, qui affirme que « la défense du français sera toujours au coeur de la mission » du Droit

Un « lien brisé » 

Aujourd’hui, tous ne s’accordent pas à dire que le média lutte encore aux côtés des Franco-Ontariens. M. Elizondo pense que le « lien [avec les francophones] a été brisé ». « L’attachement n’est plus pareil. Les gens s’informent avec d’autres médias, surtout anglophones », avance-t-il. 

Sans déterminer le point de rupture, il indique que le déménagement des bureaux du quotidien du centre-ville d’Ottawa vers Gatineau, en 2020, a « vraiment été une perte », même s’il reconnaît que Le Droit n’a « pas eu le choix ». Menacé de fermeture comme les cinq autres journaux du défunt Groupe Capitales Médias, Le Droit s’est installé du côté québécois pour bénéficier des aides financières du gouvernement Legault

Déjà à cette époque, Le Droit tirait quelque 80 % de ses revenus d’abonnement du Québec. Afin de garder un ancrage en Ontario, il avait lancé un projet de mentorat en partenariat avec le collège francophone La Cité et ouvert un poste de correspondant parlementaire à Queen’s Park. « Mais pour la couverture au quotidien, c’est plus comme c’était », maintient M. Elizondo. 

Pour Michel Prévost, le déménagement n’a pas changé la couverture. Ce qu’il regrette le plus, c’est la perte d’un tiers des membres de la salle de la rédaction, qui ont choisi de se prévaloir d’un départ de programmes volontaires. « Comment est-ce qu’on va continuer à bien couvrir ce qui se passe des deux côtés de la rivière alors qu’on n’arrête pas de couper dans le personnel ? »

Un virage à l’échelle de la province 

La survie des médias est particulièrement difficile en contexte minoritaire, selon M. Elizondo, notamment car le bassin de francophones qui peuvent les soutenir financièrement est moins grand. 

La revue d’histoire et de patrimoine francophones Le Chaînon, qui compte environ 400 abonnés, dit être « tiraillée » dans son choix d’abandonner le papier. « Il y en a qui sont encore très attachés […] à ce format. Mais des fois, il y a les impératifs économiques qui finissent par s’imposer », explique M. Elizondo, ancien agent de projet au Réseau du patrimoine franco-ontarien, qui produit la revue.  

L’historien cite aussi le virage numérique du seul média agricole francophone de la province, Agricom, entamé en 2022 « pour des raisons de main-d’oeuvre et de coûts ». « C’est clair qu’il y a une tendance lourde qui s’impose [en contexte minoritaire]. Ça va être difficile de continuer en l’absence d’aide de l’État. »

Mais dans une province aussi vaste, il est parfois « plus propice d’avoir un média électronique pour rejoindre les différentes personnes que d’aller distribuer la version physique », souligne-t-il. 

À Hearst, le journal Le Nord, qui avait mis un terme à son édition papier en 2020, a trouvé un juste milieu : il publie gratuitement une version numérique sur son site Internet tout en offrant une version imprimée sur demande. 

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

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