En 2013, le président chinois, Xi Jinping, lançait le projet titanesque des nouvelles routes de la soie, officiellement appelé Belt and Road Initiative. Dix ans plus tard, Le Devoir s’est rendu au Kazakhstan et en Ouzbékistan, deux pays au coeur de ces nouvelles voies commerciales. Deuxième d’une série de huit carnets de route.
Après avoir quitté le port sec de Khorgos, on s’engouffre sur les voies de passage qui ont propulsé le Kazakhstan au coeur des nouvelles routes de la soie. Signe de l’importance du pays, c’est d’Astana, la capitale du Kazakhstan, que le président chinois, Xi Jinping, a annoncé il y a dix ans le lancement de l’initiative La ceinture et la route (Belt and Road Initiative,BRI). Un projet qui a sans conteste approfondi les liens de l’ex-République soviétique avec son voisin chinois, bien qu’elle ait maintenu sa relation privilégiée avec la Russie. Un délicat équilibre que la guerre en Ukraine est venue ébranler.
À peine 30 kilomètres après avoir quitté Khorgos, un arrêt s’impose, à Jarkent, petite ville qui abrite une mosquée dessinée par un architecte chinois. Témoignage émouvant de la confluence des cultures et des civilisations qui sont au coeur de notre voyage, l’édifice, construit en 1895 sans qu’un seul clou soit utilisé, est un véritable délice pour les yeux. Aux extrémités des pagodes chinoises, des croissants dorés, rappelant l’islam, s’élancent vers le ciel. Sur la structure de bois peinte à la main, des motifs de plantes kazakhes côtoient des dragons chinois.
Les yeux comblés, mais la panse vide, on s’arrête manger un beshbarmak, plat traditionnel fait de saucisses de cheval et de larges pâtes, en buvant un lait fermenté de jument appelé koumis, avant de reprendre la route. À notre droite, les sommets enneigés du Tian Shan, majestueusechaîne de montagnes qui s’étend sur près de 3000 kmà travers la Chine et l’Asie centrale, disparaissent progressivement sous les nuages, nous laissant seuls avec la promesse de les revoir tout au long de notre route.
À leurs pieds, des troupeaux de moutons, de chevaux et de boeufs broutent l’herbe sous la supervision de cavaliers, nous rappelant le passé nomade du peuple kazakh, pendant que l’on se dirige en voiture vers Almaty, située à quelque 300 kilomètres de la frontière chinoise, en empruntant le Western China International Transit Corridor, une autoroute qui fait partie des nouvelles routes de la soie.
Régime autoritaire
Capitale du pays jusqu’en 1997, Almaty demeure la plus grande ville du Kazakhstan. En naviguant à travers ses bouchons de circulation, on multiplie les rencontres avec des experts pour mieux comprendre la réalité politique et économique de ce pays, coincé entre l’ours russe et le dragon chinois.
« On est un pays asiatique avec une mentalité postsoviétique, dont la majorité de la population est musulmane », résume habilement Yevgeny Zhovtis, un avocat en droits de la personne qui dirige le Kazakhstan International Bureau for Human Rights and Rule of Law. Depuis son accession à l’indépendance en 1991, le Kazakhstan est gouverné par un régime autoritaire, présidé jusqu’en 2019 par Noursoultan Nazarbaïev, puis par Kassym-Jomart Tokaïev, encore aux commandes aujourd’hui.
« Il n’y a pas de véritable opposition politique, pas de médias entièrement indépendants, à part quelques canaux YouTube ou Telegram, mais tant qu’on ne pose pas une menace politique au gouvernement », celui-ci laisse une certaine marge de manoeuvre à ses citoyens, ajoute celui qui a contribué à lancer le premier parti politique d’opposition au Kazakhstan, dans les années 1990, alors qu’un éphémère vent de changement soufflait sur le pays.
Chasse gardée
Bien que le Kazakhstan, comme les autres pays d’Asie centrale, se soit extirpé du joug soviétique il y a trois décennies, l’influence russe est palpable partout. La langue commune demeure le russe, même si une large part de la population parle le kazakh. Des chaînes de télévision et de radio provenant de Russie sont diffusées à travers le pays. Et le grand frère russe n’est jamais bien loin pour s’assurer de protéger sa chasse gardée.
Depuis deux décennies, le Kazakhstan tente d’abandonner l’alphabet cyrillique pour le remplacer par l’alphabet latin dans l’écriture du kazakh. Une décision qui indispose la Russie, causant de nombreux retards dans le plan de transition, nous ont murmuré plusieurs personnes. Sans oublier que c’est l’armée russe qui a rétabli l’ordre dans les rues du Kazakhstan en janvier 2022 au moment où le pays était en proie à d’intenses manifestations antigouvernementales.
La guerre en Ukraine a toutefois rebrassé les cartes. Nombreux sont ceux qui craignent aujourd’hui que la Russie voisine envahisse le Kazakhstan, la plus grande économie d’Asie centrale, faiblement peuplée avec ses 19 millions d’habitants, mais qui représente plus de la moitié du territoire que la Russie a perdu lors de la dislocation de l’URSS. Dans ce contexte, « la Chine peut être vue comme un acteur contribuant à rééquilibrer les forces », estime Kassymkhan Kapparov, doyen de l’École d’économie et de finance de l’Université de gestion d’Almaty. Peu après l’invasion russe de l’Ukraine, le président chinois, Xi Jinping, a d’ailleurs promis d’être là pour le Kazakhstan si son intégrité territoriale ou sa souveraineté devaient être compromises.
Parallèlement, l’emprise de la Russie sur les échanges commerciaux avec le Kazakhstan s’étiole elle aussi, avec en toile de fond les accusations de l’Occident voulant que le Kazakhstan aide le pays de Vladimir Poutine à contourner les sanctions économiques. En 2022, le commerce entre la Russie et le Kazakhstan s’est élevé à 26 milliards $US, alors qu’il a grimpé à 24 milliards $US avec la Chine. L’empire du Milieu devrait incessamment ravir le titre de premier partenaire commercial du Kazakhstan, détenu par la Russie depuis 1991.
Diplomatie multivectorielle
Selon Rasul Rysmambetov, un financier basé à Almaty, le président Tokaïev, qui parle chinois et qui a été diplomate en Chine, mène, à juste titre, une diplomatie multivectorielle. Plus grand pays enclavé au monde, cerclé de puissances politiques et économiques, le Kazakhstan se doit de diversifier ses flux commerciaux et ses liens politiques, estime-t-il, en saluant le rapprochement avec la Chine. « Les échanges commerciaux sont la première étape à toute diplomatie », pointe-t-il.
Une maxime qui s’applique tout autant à la Chine. Pour Kassymkhan Kapparov, la BRI n’est pas seulement un projet économique, mais aussi géopolitique. En approfondissant ses liens avec les pays d’Asie centrale, la Chine place ses pions pour maintenir au pouvoir des régimes « amis ». D’abord pour sécuriser ses investissements, soutient le professeur, puis aussi pour s’assurer d’être bordée par des régimes séculiers, créant une « zone tampon » avec les régimes islamiques. Avec des pays stables et amicaux près d’elle, « la Chine n’a pas besoin de conquérir la région, puisqu’elle peut avoir accès à ses ressources contre de l’argent », analyse-t-il.
Avec Naubet Bisenov
À lire demain : Le « soft power » chinois, ou la diplomatie par les marchandises bon marché et les bourses d’études.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.