À quelques jours du deuxième tour de la présidentielle en Argentine, prévue le 19 novembre prochain, les électeurs n’auraient finalement que deux petites raisons de célébrer, estime le chroniqueur politique argentin Carlos Pagni.
La première, c’est que le populiste Javier Milei, sorti de nulle part pour arriver deuxième au premier tour du scrutin, en octobre dernier, « n’est pas devenu fou » devant les caméras dimanche soir, lors du dernier débat télévisé entre les deux candidats restant dans la course, écrit-il dans les pages du quotidien argentin La Nación.
Et la deuxième ? Sergio Massa, actuel ministre de l’Économie, qui lui fait face sur le bulletin de vote, va profiter d’une fin de campagne se jouant alors que l’inflation mensuelle a connu en octobre une hausse moindre que les mois précédents, à 8,3 %, poursuit le spécialiste de la politique locale. L’inflation annualisée, elle, a grimpé à 142,7 % le mois dernier, l’un des taux les plus élevés au monde. Et, sourire en coin, l’analyste se désole d’un climat politique, économique et social qui place désormais les électeurs devant une décision paradoxale.
L’incertitude domine les derniers miles de la course à la présidence en Argentine, où les ultimes sondages menés au début du mois placent Javier Milei, leader du mouvement La libertad avanza (« La liberté avance »), au coude-à-coude avec le péroniste Sergio Massa, membre actuel du gouvernement.
La plus récente enquête nationale, pilotée durant la première semaine de novembre par le Centre stratégique latino-américain de géopolitique, expose une avance de 1,4 point à peine de Sergio Massa sur l’outsider Javier Milei, et annonce surtout un résultat final imprévisible. Il réside dans la marge d’erreur comme dans la part du vote blanc (entre 6,1 et 2,5 %, selon les sondages) ou celle des indécis, qui sont encore entre 6 et 2 % à se questionner sur leur choix.
« Tout est possible, pour l’un comme pour l’autre », estime en entrevue la politicologue Eugenia Mitchelstein, directrice du Département des sciences sociales de l’Université de San Andrés, jointe cette semaine par Le Devoir à Buenos Aires. « Il est possible que le taux d’inflation élevé, tout comme un niveau de pauvreté qui atteint les 40 % en Argentine, incitent les gens à favoriser la candidature de Milei. Mais en même temps, malgré la crise économique actuelle, le ministre sortant de l’Économie a encore des chances de remporter le second tour. Et c’est quelque chose de plutôt atypique. »
Atypique ? La campagne présidentielle de l’Argentine l’a été pour le moins, après avoir fait émerger, pour le placer désormais au seuil du pouvoir, le populiste Javier Milei, anarcho-capitaliste autoproclamé et libertarien qui ne cache pas son admiration pour les ex-présidents américain et brésilien Donald Trump et Jair Bolsonaro. Il en copie l’approche, le ton, les cadres idéologiques, sans peur même d’accentuer le pire. En 2019, l’homme, un économiste à la chevelure « lionne », est apparu déguisé en « Général AnCap », personnage sorti de son imaginaire, alliant ses penchants pour l’anarchie et sa défense du capitalisme, et ce, pour pourfendre la « caste politique », qui serait à la base de tous les maux qui affligent depuis des années le pays, selon lui.
Abonné aux coups de gueule médiatiques, Milei est passé en quelques années à peine de commentateur de l’actualité, avec verve et vulgarité, à nouvelle voix politique déterminée à couper dans les dépenses publiques à grands coups de tronçonneuse — un objet qu’il exhibe réellement lors de ses rassemblements politiques pour appuyer son image. Il promet de privatiser le système de retraite, de confier aux entreprises privées la négociation des accords commerciaux internationaux et de fermer la banque centrale, qui diffuse régulièrement les chiffres exorbitants d’une inflation qui affecte le quotidien de millions d’Argentins. Pour 2023, cette inflation devrait atteindre 185 %, selon l’estimation à la hausse livrée lundi par l’institution.
Dollar et amnésie
Lors du débat des chefs, dimanche, le populiste a réitéré son intention de « dollariser » l’économie de l’Argentine en abandonnant le peso au profit du dollar américain, et ce, malgré le fiasco qu’une telle mesure avait produit à la fin du siècle dernier. Un passé fait d’hyperinflation, de pays en défaut de paiement et de crise sociale que le « présentisme » porté par les réseaux sociaux et les discours enflammés du jeune politicien de 52 ans ont réussi à effacer de la mémoire collective en Argentine.
« Le fait qu’il propose quelque chose de différent me suffit pour le suivre », résumait il y a quelques jours Marcos Callorda, 41 ans, un électeur cité par le quotidien britannique The Guardian. « Ce que j’aime dans les propositions de Milei, c’est qu’elles sont différentes des politiques économiques que nous avons mises en place au cours des 20 dernières années et qui ont abouti à des niveaux honteux de pauvreté, de marginalisation et d’inflation ayant appauvri tout le monde. »
En 52 ans d’existence, Javier Milei n’a dirigé aucun projet, aucune entreprise. Et cette pensée m’empêche de dormir la nuit.
Une perspective loin d’être partagée par une centaine d’économistes à travers le monde — dont le Français Thomas Piketty, l’Indienne Jayati Ghosh, l’Américain Branko Milanović et le Colombien José Antonio Ocampo, entre autres —, qui, à quelques jours du scrutin de dimanche, ont averti les Argentins des risques d’être surtout conduits sur une pente glissante et dangereuse par ce candidat qui tire profit du désespoir et qui carbure à la colère et à l’émotion.
« Étant donné les fréquentes crises financières et les poussées récurrentes d’inflation vertigineuse que connaît l’Argentine, un désir profond de stabilité économique est légitime », écrivent-ils dans une lettre ouverte publiée dans le quotidien espagnol El País. « Cependant, même si des solutions en apparence simples peuvent être attrayantes, elles risquent de causer davantage de dégâts à court terme, tout en réduisant la marge de manoeuvre des politiques à long terme », poursuivent-ils.
Le groupe se dit « particulièrement préoccupé » par deux composantes du programme économique de Milei — la dollarisation et les coupes dans les fonds publics — qui, en « négligeant les complexités des économies modernes » et en ignorant les crises historiques, « ouvrent la porte à l’accentuation d’inégalités déjà graves », selon eux.
Peste ou choléra ?
« Ces économistes ont peut-être raison, dit Eugenia Mitchelstein, mais leur opinion n’influencera pas le vote. Les gens sont très en colère et sont prêts à adhérer à n’importe quel changement, aussi radical soit-il. »
Ce climat, Sergio Massa a contribué à le mettre en place, comme acteur principal de l’actuel gouvernement d’Alberto Fernández. Mais le ministre de l’Économie cherche désormais à prendre ses distances pour parler plutôt des principes fondamentaux du péronisme, ce mouvement de justice sociale et d’indépendance économique hérité de Juan Perón, qu’il défend, que du bilan à l’évidence problématique de 20 années de kirchnérisme, dont il va pourtant assurer la continuité.
En campagne, le politicien a fait le pari de l’apaisement et de la normalité, face à son opposant brouillon et bruyant qui dit être là pour « réveiller les lions » de l’Argentine plutôt que pour « diriger des moutons ». Massa a promis entre autres de renégocier la dette de l’Argentine auprès du Fonds monétaire international (FMI) : il s’agit de la plus élevée au monde. Il se pose aussi en gardien de la fonction publique, qui devrait massivement se tourner vers lui dimanche, et appelle à promouvoir une augmentation des exportations et une réduction des impôts des petites entreprises. Entre autres.
« La question à laquelle les électeurs vont devoir répondre une fois dans l’isoloir, c’est : Javier Milei est-il capable de diriger un grand pays de près de 50 millions d’habitants, un pays difficile à gouverner en raison d’une société civile forte qui “ne dort pas”, pour citer le sociologue Juan Carlos Torre ? » résume Eugenia Mitchelstein. « En 52 ans d’existence, Javier Milei n’a dirigé aucun projet, aucune entreprise. Et cette pensée m’empêche de dormir la nuit », ajoute-t-elle.
Un état d’esprit que la chroniqueuse politique Luciana Vázquez résume très bien dans une analyse récente des enjeux de cette présidentielle. « L’Argentine fait face à un dilemme plus qu’à un problème. Or, si les problèmes ont des solutions, les dilemmes, eux, n’ont que des coûts. Voter pour Massa, voter pour Milei, voter blanc ou ne pas voter aura un coût. Il faut désormais choisir avec lequel vous êtes prêt à vivre », demande-t-elle à ses lecteurs de La Nación.