Le temps d’une dinde | Le Devoir


De retour pour ces Fêtes, la série Instantanés, cadeau de fin d’année des journalistes du Devoir, propose des textes de fiction inspirés par des photos d’archives envoyées par des lecteurs à la rédaction. Aujourd’hui, un texte de Laurence Clavel à partir d’un cliché de Jean Bernard Fournier.

Chaque année, c’était la même rengaine : mon oncle Normand insistait pour se charger de la cuisson de la traditionnelle dinde du jour de l’An, et ma tante Louise le chassait de SA cuisine à coups (tout doux, et le sourire aux lèvres) de spatule. « Wooosh, wooosh ! Touche à rien, t’as les mains pleines de pouces ! » Elle finissait toujours par l’autoriser à distribuer les petites saucisses cocktail (« avec beaucoup de sauce Wochtechtechire : c’est ça qui donne le p’tit goût de r’venez-y ! »). Ou encore, les années où elle était « de bonne humeur », elle lui permettait de saupoudrer un peu (plus) de sucre sur les traditionnels beignes aux patates, pendant que mes cousins, ma soeur et moi attendions notre part de ce dessert béni avec impatience, paumes ouvertes sur la table en Formica, espérant déjà, entre deux bâillements, avoir le temps de se resservir en cachette. « Toi, tu fais la bénédiction, moi, je fais à manger, disait-elle chaque fois à mon oncle. Chacun son métier ! »

Louise régnait sur sa cuisine comme Jehane Benoit sur la sienne. Chaque casserole avait sa place, chaque ustensile son pot, son crochet ou son tiroir. Elle savait d’instinct quand il fallait brasser la sauce, sortir le jambon du four ou ajouter un peu plus de clou de girofle. Et pour ma tante — et donc pour toute la famille —, les repas du temps des Fêtes étaient sacrés. Le menu était toujours le même d’année en année, à une pincée de sel près. Louise s’installait aux fourneaux dès l’aube et ne sortait de la cuisine que pour demander à l’un d’aller lui chercher deux-trois carottes dans la dépense et à l’autre de prendre la nappe à carreaux (« Non, pas celle-là. Ça, c’est la nappe de Pâques ! ») dans la grosse armoire en cèdre fabriquée par mon grand-père.

Mon oncle Normand, après avoir essuyé un autre refus (depuis le temps qu’ils étaient mariés, on s’étonnait qu’il s’essayât encore), regardait sa femme aller et venir dans la cuisine, confortablement installé dans son fauteuil « à bras ». Toute la famille se disait que c’était beau, de le voir ainsi, encore si amoureux, incapable de quitter sa cuisinière préférée du regard. Et oui, c’était vrai, il la regardait, sa Louise, mais en même temps, il enregistrait tous ses gestes et il apprenait, peu à peu, à cuisiner…

Et, en ce premier jour de 1975, il allait enfin pouvoir mettre la main à la pâte.

Dès notre arrivée, ce jour de l’An là, nous avions bien vu que rien n’était comme d’habitude. Ma tante Louise était au salon, sirotant une bière d’épinette. « Je sais ben pas ce qui m’arrive, j’ai pas dormi de la nuit. On dirait que j’ai pas digéré la tourtière d’hier », nous avait-elle expliqué, tout en nous rappelant de déposer nos bottes dans le bain. « Peux-tu aller porter les manteaux sur le lit, ma belle Geneviève ? demanda-t-elle à ma soeur. Matante a pas l’énergie. C’est ben pour dire : j’ai eu toutes les misères du monde à me faire mes toasts à matin. »

Pourtant, il nous parvenait de la cuisine des effluves des plus festifs. Ça sentait la volaille, les atocas, le sucre… Ça sentait le jour de l’An. « J’avais pas le coeur de cuisiner : j’ai laissé Normand s’en occuper. Je sais ben pas ce que ça va donner, mais, pour une fois : il va être content », poursuivait ma tante en nous guidant, à petits pas fatigués, vers la cuisine, d’où provenaient, en plus de l’odeur, des bruits de plats qui s’entrechoquent, de cuillères qui touillent et, mais oui, c’était bien ça, mon oncle Normand fredonnait un cantique de Noël !

Il avait réussi ! Après toutes ces années, le voilà enfin qui cuisinait le repas du jour de l’An. Et il n’était pas piqué des vers, ce repas de fêtes ! « C’est une recette de mon invention », s’était exclamé mon oncle en nous voyant arriver, les yeux ronds, dans la cuisine de ma tante Louise qu’il s’était si rapidement appropriée. « J’appelle ça de la “dinde au canard à la volaille” ! C’est une dinde, farcie de canard, farci d’un poulet ! » 

Nous n’en croyions pas nos yeux ni nos oreilles ! Mon oncle Normand était transformé : vêtu du tablier de cuisine de ma tante Louise, il découpait une énorme dinde comme s’il avait fait ça toute sa vie. À ses côtés, Louise, qui semblait soudain avoir un regain d’énergie, se préparait à essorer la laitue. « Installez-vous, installez-vous ! C’est bientôt prêt ! nous lança mon oncle. Louise, irais-tu chercher la belle nappe à carreaux dans l’armoire ? » 

Ce fut un repas du Nouvel An mémorable. La « dinde au canard à la volaille » de mon oncle Normand était savoureuse, les petites saucisses avaient juste assez de sauce Wochtechtechire et les beignes aux patates fondaient dans la bouche, comme chaque année. Mais ce qui nous a le plus marqués, cette année-là, c’est le sourire de mon oncle Normand. Et la façon qu’ils avaient, lui et ma tante, de se regarder, des étoiles dans les yeux…

« Woooooh ! Là ! Ambitionne pas su’l’pain béni ! L’année prochaine, c’est moi qui fais la popote ! » s’était dépêché d’annoncer Louise une fois le repas terminé. Était-ce un ingrédient particulier de la recette de mon oncle qui lui avait redonné son habituel entrain en cours de repas ? Personne ne l’a jamais su…

N’empêche que, depuis 1975, chaque année au Nouvel An, on cuisine la dinde gigogne de père en fils dans ma famille. Mon oncle Normand a transmis la recette à son fils — mon cousin Jean-Luc —, qui l’a lui-même transmise à son fils Étienne. Et même si, pour le reste du monde, la recette est apparue dans les années 1980 aux États-Unis, dans la famille, on le sait bien, la turducken, ça vient de Saint-Jérôme, PQ.

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