« L’enragé » : Sorj Chalandon, entre colère et rédemption

Le 27 août 1934, l’histoire est vraie, 56 enfants s’évadent de la colonie pénitentiaire pour mineurs de Belle-Île-en-Mer, située dans le golfe de Gascogne, dans le sud de la Bretagne. Très vite, une véritable chasse à l’enfant s’organise, impliquant touristes, pêcheurs, paysans. Toutes sortes de « braves gens ». Un seul d’entre eux ne sera pas retrouvé.

Ce jeune bagnard qui a pris la clé des champs, Sorj Chalandon a choisi d’en faire le protagoniste de son onzième roman, L’enragé. Un retour à la fiction pure ? Pas si vite.

« Ce n’est peut-être pas autobiographique, mais de vous à moi, c’est peut-être l’un des livres qui me ressemblent le plus. Parce que cette rage, elle couve en moi depuis toujours. C’est une rage autobiographique », confie Sorj Chalandon au cours d’un entretien.

« De ma naissance jusqu’à l’âge de 12, 13, 14 ans, j’ai toujours vécu avec cette menace, systématique, directe, quotidienne, de la part de mon père. Quand j’avais une mauvaise note ou que je portais un regard de travers, ou quand il arrivait quelque chose qui ne lui plaisait pas, la menace était de me mettre soit en maison de correction, soit en maison de redressement. J’ai vécu en tant qu’enfant tout le temps avec cette menace. »

L’écrivain, qui est né à Tunis en 1952 et a grandi à Lyon, reste hanté par la figure de son père, dont la violence et la mythomanie ont contaminé tous ses livres, depuis Le petit Bonzi jusqu’à La légende de nos pères et Enfant de salaud (Grasset, 2005, 2009 et 2021).

En 1977, se souvient Sorj Chalandon, jeune journaliste à Libération (il y travaillera 34 ans), il avait appris la fermeture du centre d’éducation pour jeunes à Belle-Île-en-Mer. Y avaient été emprisonnés depuis 1880 des communards et des opposants politiques, avant qu’on y parque à leur tour enfants, orphelins, petits voyous et voleurs de pommes. Une découverte qui l’avait fasciné et indigné, se rappelle-t-il.

Une sorte de trésor

C’était une sorte de « trésor », raconte Sorj Chalandon, qui est journaliste depuis 2009 au Canard enchaîné, en évoquant la mutinerie et l’évasion, la chasse à l’enfant pendant la nuit, les 20 francs en argent offerts pour chaque tête — l’équivalent de quatre pains de trois kilos — et la présence dans l’île du poète Jacques Prévert, qui va en tirer un poème célèbre intitulé Chasse à l’enfant. « Et je découvre, à la toute fin, qu’il y en a un qui a disparu et qu’on n’a jamais retrouvé. Je me suis dit : ça y est, il est là, le roman. »

Enfermé à 12 ans à Belle-Île, après avoir été abandonné par ses parents, au bout de quelques années de bagne et de mauvais traitements, Jules Bonnot, dit La Teigne, parviendra à s’échapper au cours de cette grande évasion de 1934. Avant d’être recueilli par un marin, Ronan, qui sera pour lui comme un père, et par sa femme, Sophie, une infirmière qui pratique des avortements clandestins.

De 1927 à 1937, on suivra ainsi Jules pendant dix ans sur cette île, et sur la terre ferme, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Quatre cents pages parfois haletantes de violence et de rédemption.

Un personnage qui doit bien plus que son prénom à Jules Vallès (1832-1885), l’auteur de L’enfant, livre avec lequel le petit Sorj Chalandon a compris pour la première fois ce qu’était la littérature, lui qui devait aller en cachette à la bibliothèque pour lire. « Cet homme expliquait à l’enfant que j’étais qu’il y avait un moyen de s’en sortir. »

Sorj Chalandon a donc voulu offrir à Jules sa rage, sa propre colère, tout ce qu’il est. « Quand j’étais enfant, j’étais une petite teigne. Et petit à petit, ce sont des adultes, d’autres adultes que mes parents, qui m’ont appris ce que c’était que la beauté, l’art, qui m’ont fait passer mon baccalauréat en candidat libre, qui m’ont emmené dans les musées, les bibliothèques, qui m’ont appris à lire », raconte le romancier, qui s’est lui-même enfui de chez lui à l’âge de 16 ans avant de trouver refuge — et humanité — dans le militantisme d’extrême gauche.

« Je voulais que ce petit Jules soit opprimé par des adultes, par une société, par un monde qui est d’une violence absolue. Je voulais qu’il en veuille aux adultes, et en général à tout le monde, et qu’il découvre qu’il y a quand même des gens formidables, des gens bien. »

Une petite humanité d’enfants fracassés

Belle-Île-en-Mer, la colonie pénitentiaire, l’océan, tout cela a existé, mais ce n’est au fond qu’un décor. Sorj Chalandon tenait avant tout à raconter l’histoire d’un enfant qui petit à petit va changer, se transformer, ouvrir son coeur et sa tête, desserrer les poings « pour devenir un homme bien, un homme droit ».

Si toutes les archives du centre pénitentiaire de Belle-Île ont brûlé dans les années 1960, on trouvait en France d’autres colonies agricoles et maritimes du même type. Comme la colonie de Mettray, en Touraine, où a notamment été incarcéré l’écrivain Jean Genet à l’âge de 15 ans. S’y retrouvaient petits bagarreurs, voleurs trop jeunes pour être jugés comme des adultes — alors que la majorité à l’époque était à 21 ans. On trouvait aussi dans ces centres, rappelle Sorj Chalandon, des orphelins, des petits vagabonds, des enfants dont les parents se débarrassaient.

« À Belle-Île, il y avait toute une petite humanité d’enfants fracassés, qui allaient de 12 à 21 ans, explique Sorj Chalandon, la voix encore pleine d’indignation. C’est absolument monstrueux, mais généralement, lorsqu’un petit orphelin de 12 ans arrivait, pour avoir la tranquillité à l’intérieur du camp, les gardiens le mettaient directement en ménage avec un grand. » Une réalité qui trouve un écho dans le roman avec le personnage de Loiseau, que l’on met tout de suite dans les griffes d’un caïd qui en fait ce qu’il veut.

« Un petit voleur de pommes pouvait entrer à 12 ans en colonie pénitentiaire, être massacré jusqu’à 21 ans et partir ensuite dans l’armée ou mourir au bagne, en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie. Il n’y avait pas d’échappatoire. Une fois que vous étiez dans les griffes de cette chose-là, vous ne pouviez pas vous en échapper, et ça permettait à la société française d’écarter ce qu’elle appelait la mauvaise graine. »

Le jeune Jules Bonnot, lui, est tellement formaté par la colère que Sorj Chalandon ne pouvait pas l’imaginer se ranger, mener une petite vie tranquille. « Ce que je voulais, c’est que jusqu’au bout il soit droit. »

Lui-même, raconte-t-il, a eu beaucoup de mal à se ranger. « J’ai vécu dans la rue, dans des immeubles, dans des squares l’été, l’hiver dans des caves. J’ai été exactement ce môme-là et j’ai eu beaucoup de mal à me remettre dans la vie, beaucoup de mal à ne pas devenir un petit Jules Bonnot. Je me suis enfui de chez moi, fils de salaud, d’antisémite, fils d’une sorte de monstre sans éducation, sans culture, sans rien, bourré de haine, et il a fallu que je reparte de zéro. »

Le romancier a ainsi offert à Jules toutes ses peurs, toutes ses colères, toute sa rage. « Ma femme, qui m’a vu travailler pendant un an, m’a dit que, quand je sortais de mon bureau, j’étais plus tendu que pour tous mes autres livres. » Plus tendu que lorsqu’il écrivait sur son père ou sur la trahison de son ami membre de l’IRA (Mon traître, 2008), plus tendu que lorsqu’il revisitait ses années de reporter de guerre (Le quatrième mur, 2013).

« J’étais devenu Jules Bonnot. Je suis un pur romancier qui suis entré dans la peau de ce gamin pour prendre ma revanche sur toutes mes peurs et toutes les violences qui m’ont été faites. »

L’enragé

Sorj Chalandon, Grasset, Paris, 2023, 416 pages

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