Les designers de mode, en quête de reconnaissance du gouvernement

Nombre de designers de mode se considèrent d’abord et avant tout comme des artistes. Mais cette conception de leur travail échappe à l’État québécois, qui les traite plutôt comme des entrepreneurs. De fait, le milieu de la mode d’ici relève du ministère de l’Économie, et les designers n’ont pas accès à la plupart des subventions aux artistes, comme les cinéastes ou les écrivains.

Ce n’est pas handicapant en soi, puisque ces créateurs peuvent quand même bénéficier de programmes d’aide aux entreprises. Or, la plupart n’ont pas les ressources financières ou les qualifications requises pour y avoir accès, et peinent à percer le marché québécois. Dans ce contexte difficile, plusieurs ferment boutique. D’autres envisagent de quitter le Québec.

C’est le cas de Tristan Réhel. Le designer montréalais a pourtant le vent dans les voiles. On a vu ses créations portées par Julie Snyder à La semaine des 4 Julie, Annie Villeneuve à En direct de l’univers, Ingrid St-Pierre sur la pochette de son album Ludmilla, ou, plus récemment, Juliette Gariépy dans le film Les chambres rouges. Il vient aussi de lancer sa première collection de prêt-à-porter, qu’il présentera à Fashion Art Toronto en novembre.

Sociofinancement et investisseurs privés

Tristan Réhel jouit d’une visibilité exceptionnelle pour son jeune âge, et les vedettes québécoises s’arrachent ses vêtements pour briller sur les tapis rouges. Il envisage toutefois de s’installer à l’extérieur du Québec « dès que possible », se disant incapable de vivre de sa pratique plus expérimentale, ici, dans le contexte actuel.

« Je me perçois plus comme un artiste que comme un entrepreneur, lance le designer. Pour avoir de l’aide du gouvernement, je devrais me bâtir un plan d’affaires, et je ne suis pas à l’aise avec ça, car mes revenus ne sont pas encore stables. Je voudrais surtout avoir accès à des bourses pour des projets spécifiques, comme les artistes. Mais quand je dépose des demandes au CALQ [Conseil des arts et des lettres du Québec], on me dit de ne pas me présenter comme designer, de proposer mes projets comme de la photo ou du costume. J’ai reçu plusieurs refus. »

Entêté, Tristan Réhel ne s’est pas arrêté là. Il s’est tourné vers le sociofinancement et des investisseurs privés pour produire sa collection de prêt-à-porter. Mais tous n’ont pas la même chance, et il perçoit désormais sa stratégie comme un couteau à double tranchant. « C’est génial, parce qu’on m’a aidé rapidement, mais, d’un autre côté, c’est stressant, parce que je vis une certaine pression pour rembourser mes [bailleurs de fonds]. » Le designer doit aussi travailler à temps partiel, en parallèle, pour financer lui-même ses activités.

S’inspirer de la France

Chantal Durivage est cofondatrice et vice-présidente du développement créatif de M.A.D. Collectif, qui produit le festival M.A.D., auparavant appelé Festival Mode et Design de Montréal. En 2016, elle a déposé un mémoire à l’Assemblée nationale, pressant le gouvernement de reconnaître la mode comme un produit culturel, dans le cadre d’une consultation sur la politique culturelle du Québec.

En entrevue au Devoir, elle précise qu’« on pourrait toujours continuer de développer le secteur de la mode et du textile sous l’égide du ministère de l’Économie, mais il faudrait qu’il y ait des programmes spécifiques pour l’industrie, et des aides en fonction des types de vêtements. Il faut distinguer les produits de luxe, les créations artistiques et la fast fashion. On ne peut pas tout mettre dans le même panier ».

Mme Durivage soutient que le Québec devrait s’inspirer de la France, qui finance son industrie de la mode à travers l’Association nationale pour le développement des arts de la mode, entre autres, soutenue par le ministère de la Culture et de la Communication.

« En France, on conçoit certains vêtements comme des oeuvres d’art, dit-elle. Ce n’est pas parce qu’on achète un produit qu’il n’est pas artistique. On achète bien des films et des tableaux. Le marché français est aussi beaucoup plus favorable aux créateurs. D’un côté, il y a plus de compétition, mais en même temps, il y a une véritable culture de la mode en Europe. Les gens là-bas sont prêts à payer plus cher pour des produits de designers. »

Difficile de percer au Québec

Les créateurs de mode d’ici estiment avoir d’autant plus besoin de programmes d’aide spécifiques pour leur industrie qu’il est très difficile de percer dans le marché québécois.

Louise Cusson, fondatrice de la marque de vêtements Faith and Love, a dû fermer son atelier en septembre dernier, faute de clients et de revenus suffisants. « Le marché est clairement à l’extérieur du Québec, affirme-t-elle sans hésiter. Ici, on nous offre une bonne visibilité, notamment dans les festivals. Mais en contexte d’inflation, les gens ont d’autres priorités que de se tourner vers des marques locales. C’est vraiment dommage. »

Comme Tristan Réhel, elle peine aussi à obtenir de l’aide gouvernementale. « C’est très difficile pour des créateurs qui n’ont pas de formation en gestion de se faire un plan d’affaires en vue de demander de l’aide. Et c’est encore moins possible de payer des professionnels pour nous aider à le faire quand on a de toutes petites équipes et des budgets restreints. »

Déplorant la fermeture récente des marques locales Sokoloff Lingerie, SegSea et Annie 50, Chantal Durivage a publié un texte d’opinion sur les réseaux sociaux pressant les Québécois d’encourager l’industrie d’ici. « À chaque fermeture d’entreprise, nous perdons un joyau, mais aussi notre autonomie en tant que société. » En tant que consommateurs et citoyens, renchérit-elle en entrevue, nous devons « assumer nos responsabilités ».

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