Les grands ventilateurs vont s’éteindre. Dans quelques jours, on ne les entendra plus comme les poumons de la serre où Marie-Josée Daguerre s’essouffle à raconter son histoire au Devoir.
L’épée de Damoclès qui planait s’est abattue : les Jardins de la pinède déclarent faillite. Ou plutôt « doivent déclarer faillite », prononce la copropriétaire de l’endroit. Sans nier sa part de responsabilité, elle en veut aux institutions financières.
La ferme biologique située à Oka lutte pour sa survie depuis plusieurs mois, ses finances plombées par un projet de serre mal évalué selon Mme Daguerre. Vendredi dernier, « tout s’écroule », écrit-elle à ses membres. Cette fois, l’échéance est vraiment arrivée. Dimanche, les poules pondeuses sont placées dans des familles d’accueil. La viande, les légumes et les fruits, liquidés.
Ce qui la dégoûte aussi dans l’immédiat est le grand gaspillage en préparation. L’électricité sera coupée dans les prochains jours, a déjà avisé Hydro-Québec. Sans pouvoir ouvrir le toit ou ventiler mécaniquement, la température va monter au-dessus de 40 °C dans les installations. Résultat, « des milliers » de plants, de fruits, de légumes vont pourrir ou sécher.
En attendant « un miracle », elle s’inquiète maintenant de cette production plantée et bichonnée à la sueur de son front et de celui de son équipe, alors même qu’elle doit déménager aujourd’hui même, elle qui vivait sur la ferme : « Toute l’équipe qui habitait sur la ferme se retrouve à la rue. Sans logement, sans voiture, sans argent. »
Après neuf ans en affaires, l’endroit est devenu « l’un des symboles de ce que devrait être l’agriculture locale », dit Mme Daguerre. Au point où la série télévisée Le temps des framboises y a réalisé une partie de ses tournages. Au point où, « c’est la communauté qui a émis un cri d’alarme », assure-t-elle : « On dit souvent que quand on ferme une ferme laitière, c’est une famille que l’on ferme. Ici c’est une communauté, que l’on ferme. »
Débâcle financière
Le coeur du problème est un manque de liquidités, criant depuis la construction de la serre 4 saisons. Les Jardins de la pinède avaient obtenu un prêt de plus de 4 millions de dollars, un bel élan pour rêver d’une agriculture locale à l’année.
Au moment où ils étaient fin prêts à construire en 2021, le coût des matériaux de construction avait tant augmenté qu’il leur a fallu réviser à la baisse la superficie de la serre. Plusieurs équipements de production du projet initial de plus grande taille ont toutefois été acquis, en prévision d’un agrandissement éventuel. Le fardeau financier s’est cependant avéré trop grand.
Mauvaise gestion ? Mauvais choix ? « Je suis productrice, pas comptable », répond Mme Daguerre. Elle considère que l’accompagnement reçu était « désuet » et « inapproprié » pour leur échelle : « Ni Desjardins, ni la Financière agricole n’ont levé de drapeau rouge [au moment de la révision]. Ils n’ont pas réévalué la viabilité du projet. »
L’agricultrice qualifie ainsi cette serre « d’éléphant blanc » et se dit consciente que la ferme n’était pas viable dans l’état actuel des choses. Des plans de redressement et même de rachats ont été soumis, notamment à la Financière agricole du Québec (FADQ). Mais la productrice déplore avoir essuyé des refus.
Plusieurs interventions ont pourtant été réalisées, mais depuis quelques mois, ce sont surtout des « conversations entre avocats », selon elle, espérant encore une « ouverture » de la part des créanciers.
De son côté, le cabinet du ministre de l’Agriculture André Lamontagne est au courant de cette situation et se dit extrêmement sensible. Les équipes ont reçu un rapport détaillé qui démontre une grande complexité, nous dit-on, tout en restant très prudent vu la confidentialité du dossier. La Financière a assuré au cabinet Lamontagne que plusieurs propositions ont été soumises afin de trouver une solution viable. Le mot d’ordre envoyé par le ministre à l’institution financière dans le contexte inflationniste actuel est la flexibilité et l’accompagnement, insiste-t-on.
Les Jardins de la pinède appartiennent encore en partie à l’ancien conjoint de Mme Daguerre, selon le registre des entreprises. Elle assure cependant qu’il n’est plus dans le portrait.
L’équipe de la pinède attendait avec impatience une subvention d’Hydro-Québec qui leur aurait donné un coup de pouce, affirme-t-elle. L’agricultrice aurait souhaité un moratoire de remboursement, ce qui leur aurait acheté du temps pour renflouer les caisses. Il n’avait pas été possible de confirmer ces informations avec la Financière au moment d’écrire ces lignes.
Des travailleurs mis à pied
La ferme employait entre 30 et 40 personnes selon les périodes de l’année. De ceux-là, plusieurs étaient des travailleurs étrangers temporaires. La majorité d’entre eux ont dû repartir bredouille même si leur contrat n’était pas terminé. Lundi après-midi, il ne restait plus que trois d’entre eux, ceux qui occupaient des postes avec plus de responsabilité.
Claudio Morales Escalante déplore se retrouver lui aussi le bec à l’eau. « La situation économique est très difficile au Guatemala et je dois soutenir ma famille », dit le responsable de production originaire de ce pays d’Amérique centrale. Il restait deux mois au contrat de ce père de trois enfants.
Certains de ses collègues plus fraîchement arrivés le prennent plus durement. « Je commençais à envoyer plus d’argent à ma famille », avance Rudy Rairo Cun, après avoir remboursé certains frais.
Ils craignent de retourner dans leur pays d’origine et de devoir attendre plusieurs années avant qu’une occasion de travailler au Québec se représente. « Si on pouvait trouver un autre endroit où travailler dès cette semaine, on est tout à fait prêt », dit M. Morales Escalante, qui en était à sa cinquième année aux Jardins de la pinède et sa douzième sur des fermes québécoises.
En ressortant des serres, des étagères étalent des dizaines de petits plants un peu rabougris déjà. « Ça, ce sont des plants de pakchoï et de choux chinois. On a arrêté de les arroser. C’est ce qui attend tout le reste », dit Mme Daguerre en baissant les yeux.