«Les rendez-vous d’Anna»: Chantal Akerman après «Jeanne Dielman»


La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Pour tout cinéaste, pour tout artiste en fait, obtenir un gros succès avec une oeuvre peut s’avérer une malédiction déguisée. En cela que critique et public attendront, la fois suivante, une oeuvre non seulement supérieure, mais qui s’inscrit aussi dans la continuité de la précédente tant appréciée. C’est humain, mais c’est incompatible avec l’expression artistique, qui est allergique aux carcans. Prenez Chantal Akerman : après le triomphe en 1975 de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, ses films suivants souffrirent de la comparaison. C’est particulièrement vrai pour Les rendez-vous d’Anna, sorti il y a 45 ans, en novembre 1978. L’effet de ressac d’alors était d’autant plus regrettable que la cinéaste, qui s’enleva la vie en 2015, s’y dévoilait comme jamais.

Dans le film, l’alter ego de Chantal Akerman s’appelle Anna Silver (Aurore Clément dans la première de six collaborations). Elle est réalisatrice et voyage en train dans différentes villes européennes dans le cadre de la promotion de son nouveau film. Durant son périple, elle croise diverses personnes qui se livrent à elle : un instituteur allemand, la mère de son ex-fiancé, sa propre mère…

En 2021, Marilyn Watelet, ancienne assistante à la réalisation puis productrice de Chantal Akerman, confie au site de cinéma belge Cinergie : « [Les rendez-vous d’Anna] met en scène une cinéaste qui accompagne son film de ville en ville, un peu comme un représentant de commerce… Cette histoire était clairement inspirée de ce que Chantal avait fait avec Jeanne Dielman, qu’elle avait accompagné partout […] Plus globalement, je pense aussi que le film est de son temps parce qu’il montre une Europe du Nord en crise et recueille les histoires de personnages qui deviennent de véritables métaphores, celle de la figure de l’Allemand, du Français… C’est très fort ce qu’elle a fait là ! Et puis, il y a les thèmes de son cinéma : l’exil, les questions sur le bonheur, l’amour, la filiation, etc. Pour elle, il s’agissait de raconter la fin de quelque chose. C’était presque prémonitoire dans un sens… »

Lors de la sortie américaine, Janet Maslin définit ainsi Anna dans le New York Times : « L’héroïne est à la fois si intrépide et sans joie qu’elle est presque un fantôme […] Elle est vraisemblablement censée avoir l’indépendance absolue et la réceptivité d’une véritable artiste. »

Dans le dossier de presse d’époque, Chantal Akerman parle pour sa part en ces termes de sa protagoniste et de ses pérégrinations : « C’est le voyage d’une exilée, d’une nomade qui ne possède rien de l’espace qu’elle traverse. Qui n’a de relation de pouvoir ni avec l’espace ni avec les gens qu’elle rencontre. C’est son métier qui la fait voyager, mais on pourrait dire d’Anna qu’elle a la vocation de l’exil […] Elle a l’air hors de tout, hors de toutes références, de toutes catégories, hors de notre système de pensée… »

Après le confinement aliénant qui définit le quotidien de Jeanne Dielman, place aux errances empreintes de détachement qui caractérisent celui d’Anna Silver.

Après la ménagère, mère et prostituée occasionnelle qui suffoque dans son appartement, place à la professionnelle célibataire, bisexuelle et sans enfant qui explore le nomadisme.

À maints égards, Chantal Akerman proposait l’antithèse de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles avec Les rendez-vous d’Anna. D’où, en partie certainement, l’accueil mitigé réservé au second, qui est de surcroît plus narratif.

Un legs douloureux

 

Pourtant, sans que ce soit à proprement parler de l’aliénation comme dans son film précédent, il y a un réel malaise au coeur des Rendez-vous d’Anna ; comme une vaine expectative…

« Il est difficile de vivre dans “l’oscillement”, dans l’entre-deux, entre le oui et le non », d’affirmer la cinéaste en 1978.

En rétrospective, cette allusion à une « difficulté de vivre » confère au film, hâtivement qualifié de cérébral, une dimension poignante.

En 2018, James Hoberman y revient dans le New York Times : « Les rendez-vous d’Anna réapparaît comme une illumination de la vie intérieure de la cinéaste, d’autant plus touchante au vu de son suicide il y a trois ans, à 65 ans […] Anna hante un paysage gris et éphémère, lui-même hanté par les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. Plus que tout, [le film] évoque les sentiments d’une juive voyageant seule dans l’Allemagne d’après-guerre. »

Il faut préciser que les grands-parents ainsi que la mère de Chantal Akerman furent déportés à Auschwitz. Les premiers y périrent, la seconde survécut.

Au sujet de l’internement de sa mère, Akerman relate en 2012 à l’émission Entrée libre : « Dans cette prison, elle a été esclave. Et elle m’a transmis ça, sans jamais en dire un mot, parce qu’elle ne parle pas de ça. Mais elle l’a transmis. Et donc, je suis toute ma vie en train de lutter contre ça. Je pense que ce que je fais a beaucoup à voir avec ça. La plupart de mes films sont liés à comment on s’emprisonne soi-même, et comment parfois on essaie de s’en sortir. »

Là encore, Jeanne Dielman et Anna Silver s’imposent en figures contraires (ou complémentaires ?) ; Jeanne dans son enfermement domestique, Anna dans son perpétuel mouvement. Anna, était-ce la cinéaste qui « essayait de s’en sortir » ?

De poursuivre Hoberman : « Plus personnel qu’on aurait pu l’imaginer en 1978, Les rendez-vous d’Anna met à l’avant-plan les préoccupations manifestées par Akerman tout au long de sa carrière. »

Odyssée fascinante

 

Au moment d’inscrire le film à son prestigieux catalogue en 2010, la Collection Criterion soutient, en usant d’un champ lexical désormais familier, qu’il s’agit d’un « portrait pénétrant du malaise viscéral d’une femme, et une odyssée fascinante à travers une Europe hantée ».

« Une série de brèves rencontres étranges et filmées de manière exquise […] qui peu à peu révèle le détachement émotionnel et physique [d’Anna]. À l’image des errances agitées de la nomade Akerman, ce quasi-autoportrait chemine à travers une succession d’espaces liminaires — chambres d’hôtel, gares, wagons — vers une rencontre indélébile avec le spectre de l’Histoire. »

Dans sa réévaluation de 2018, Hoberman conclut : « À la fois introspectif et observationnel, Les rendez-vous d’Anna est un road movie à propos d’un voyage intérieur non résolu ; son véritable sujet est l’état mental de sa créatrice. Les plans les plus forts sont les gros plans d’Anna dans le train, à la dérive en Europe et perdue dans ses pensées. Ce n’est pas le premier film à faire un usage dramatique d’un répondeur téléphonique, mais c’était probablement le premier à donner le dernier mot au répondeur. Pendant qu’Anna écoute ses messages, sur l’avant-dernier on lui demande simplement : “Anna, où es-tu ?”. »

Peut-être aurait-il fallu demander : « Chantal, où es-tu ? »

Post-scriptum

 

En gardant cette question à l’esprit, cela fera bientôt un an que Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles a détrôné Citizen Kane, d’Orson Welles, et Vertigo (Sueurs froides), d’Alfred Hitchcock, à la tête de l’influent palmarès Sight and Sound des meilleurs films de tous les temps. Passé la commotion initiale (la théorie du complot woke qu’auraient ourdi les 1439 expertes et experts consultés a été abandonnée, du moins on peut l’espérer), cette percée d’un important plafond de verre a eu pour mérite de remettre en lumière le chef-d’oeuvre de Chantal Akerman.

Or, il serait dommage que cela se fasse, à nouveau, au détriment du reste de sa riche filmographie. Éminemment personnel, Les rendez-vous d’Anna est le film tout désigné pour découvrir ou redécouvrir celle-ci.

Le film Les rendez-vous d’Anna est disponible sur la plateforme The Criterion Channel et paraîtra en janvier 2024 dans un coffret Blu-ray que Criterion Collection a consacré à Chantal Akerman.

À voir en vidéo

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