Qui adoptera les ruelles orphelines de Québec ? Voilà plus de 20 ans que la question aboutit au même cul-de-sac. Le statu quo pourrait toutefois bientôt prendre fin rapidement au moment où la Ville promet de préciser « sa position sur la gestion des ruelles orphelines au cours des prochaines semaines ». Pour l’heure, Québec privilégie la prise en main de ces ruelles par la population qui les borde, une option qui ne fait pas l’unanimité.
En optant pour cette solution, la Ville épargnerait selon un comité 2,8 millions dans un premier temps, puis environ 2 millions de dollars annuellement en frais récurrents d’entretien et de réparation en tout genre. La prudence s’impose, avertit toutefois un rapport : « de nombreux imprévus pourraient survenir et engendrer des coûts supplémentaires. »
L’administration de Bruno Marchand avait commandé au printemps 2022 un état des lieux à propos des ruelles dites sans maître de la capitale. Celles-ci appartiennent par défaut à Revenu Québec et flottent dans un vide juridique depuis la banqueroute d’entreprises immobilières comme la Quebec Land Company, celle-là même qui a dessiné, au début du XXe siècle, la carte de Limoilou avec son quadrillage à l’américaine et son dédale de ruelles.
L’ambiguïté de leur statut complique les initiatives de revitalisation des ruelles, à l’heure où la tendance est à l’aménagement de milieux de vie verdoyants et communautaires dans ces passages bétonnés.
Le nombre exact de ruelles dans la capitale demeurait inconnu jusqu’à présent. Le comité responsable du rapport a éclairci ce premier mystère : il y aurait 307 ruelles sur le territoire de Québec, dont 55 % se concentrent dans les quartiers du Vieux-Limoilou et de Lairets. De ce total, 212 sont sans maître et, parmi celles-ci, 129 permettent la circulation automobile.
L’analyse financière du comité se base sur la réhabilitation de ces dernières et explore deux scénarios : l’acquisition des 129 ruelles par la Ville ou par la population qui les borde. Cette dernière option s’avère la plus avantageuse pour les deniers publics, conclut le comité, qui calcule que le coût d’acquisition, de mise à niveau et d’entretien d’une seule ruelle se situe à 60 500 $ entre des mains citoyennes, mais à 98 300 $ lorsque sous la responsabilité de la municipalité – une différence de 61 % largement due à la main-d’oeuvre municipale requise, plus importante dans le giron de la Ville.
Le coût de la municipalisation
Le comité postule que seule l’acquisition des 129 ruelles par la Ville lui en coûterait 1,2 million de dollars, soit 800 000 $ de plus qu’un achat par la population riveraine. À l’unité, la différence s’avère marquée : une ruelle coûterait 9800 $ à acquérir par la municipalité contre 3590 $ dans le cas d’une acquisition par les citoyens.
À noter que Revenu Québec ne se fait pas prier pour se départir de ces ruelles et se dit prête à les céder pour 1 $ symbolique. « Les coûts anticipés par cette phase du processus, explique le rapport, découlent en presque totalité de l’utilisation de la main-d’oeuvre [de la] Ville ».
Une mise à niveau des ruelles s’avérerait nécessaire pour les rendre plus conviviales et sécuritaires. Encore une fois, la Ville débourserait beaucoup moins en accompagnant les citoyens dans cette démarche qu’en la réalisant elle-même.
Une remise en état entièrement effectuée par la Ville, calcule le rapport, coûterait 9,3 millions en deniers publics. « En contrepartie, stipule le comité, une mise à niveau par les citoyens riverains via le support de ressources humaines [de la] Ville et par l’entremise des programmes de subvention actuellement offerts […] pourrait permettre à la Ville d’éviter globalement près de deux millions de dollars des coûts. »
Le rapport estime que les différentes subventions présentement disponibles pourraient éponger jusqu’à 80 % des frais de mise à niveau des ruelles par la population riveraine. La troisième et dernière phase, celle d’entretien, qui inclut le déneigement et l’entretien des végétaux, ne coûterait rien à la Ville si les propriétaires riverains s’en occupaient eux-mêmes. En frais récurrents, la capitale économiserait ainsi quelque deux millions de dollars par année, selon le comité.
Une solution hybride à explorer
Même si l’engagement de la population dans l’acquisition, la mise à niveau et l’entretien des ruelles demeure « l’option économiquement la plus avantageuse », conclut le rapport, leur municipalisation, bien que « plus dispendieuse dans l’ensemble […] pourrait permettre la réalisation de travaux de mise à niveau plus structurés et uniformes. »
La meilleure option, conclut le comité, « pourrait se situer dans une solution hybride. »
Le document recommande à la Ville de « diriger les citoyens vers l’acquisition des ruelles » en insistant sur les « coûts très importants » de leur municipalisation et sur le caractère essentiellement privé de ces lieux de passage. La capitale devrait jouer un rôle de « facilitateur et d’entremetteur » en accompagnant la population dans l’acquisition et la mise à niveau des ruelles, en bonifiant les programmes de subvention en prévision d’une demande plus importante et en prévoyant une période de transition de « trois à cinq ans ».
Le comité recommande que les ruelles avec circulation automobile deviennent un seul et même lot, acquis conjointement par un regroupement citoyen composé des propriétaires riverains. Quant aux ruelles transformées en milieu sans voiture, le comité suggère la subdivision en lot afin que chaque riverain en possède une partie.
Le danger de la privatisation
Le conseil de quartier du Vieux-Limoilou, dans un document déposé la semaine dernière, relève plusieurs écueils dans les conclusions du rapport. « Les échos que nous avons, c’est que les citoyens et les citoyennes qui souhaitent garder ces milieux de vie-là actifs ne sont pas prêts à faire l’investissement en temps, en énergie et en efforts supplémentaires pour mettre de l’avant, utiliser et rentabiliser l’option mise sur la table », explique Raymond Poirier, le président du conseil de quartier.
De plus, ajoute-t-il, la privatisation des ruelles sans maître invite à leur morcellement et ouvre la porte à la disparition progressive de ce bien collectif. Aux yeux du conseil de quartier, confier les ruelles à une fiducie d’utilité sociale permettrait « de répondre à une volonté profonde d’appropriation commune et de gouvernance collective. » Les ruelles appartiendraient ainsi à la fiducie — elles n’auraient aucun propriétaire particulier, mais deviendraient la propriété de l’ensemble de la communauté.
« Il y a, d’un côté, la notion d’intérêt individuel et de capacité des citoyens et des citoyennes à porter un milieu de vie comme ça, à la hauteur de ce que la Ville leur demandait, expose M. Poirier. En parallèle, il y a aussi l’intérêt collectif de garantir que dans cinq, 10 ou 25 ans, il y aura toujours des ruelles à Limoilou. »