La nouvelle filière batterie du Québec n’est pas seulement une réponse à l’interventionnisme économique grandissant des gouvernements étrangers. C’est aussi le dernier exemple d’un État québécois qui n’a jamais eu peur de se mettre les mains dans l’économie pour essayer d’en influencer le cours.
C’est un débat vieux comme le monde au sein de la communauté des économistes. D’un côté, il y a ceux qui pressent les gouvernements de profiter de leur extraordinaire pouvoir d’action pour aider l’établissement et le développement d’industries d’avenir créatrices de richesse et de bons emplois. De l’autre, il y a ceux qui font valoir qu’aussi bien intentionnés soient-ils, les gouvernements ont peu de chances de pouvoir prédire qui seront les futurs champions de l’économie et que leurs grandes politiques industrielles ne contribuent, généralement, qu’à compliquer encore plus les choses en favorisant les uns au détriment des autres à coups de milliards venant des fonds publics.
« Je ne crois pas qu’on aura encore réglé ce dilemme dans 50 ans. Au Québec, on a autant eu des exemples de succès que d’échecs, dit l’économiste et professeur émérite de l’Institut national de la recherche scientifique Mario Polèse. Et puis, on ne peut pas faire abstraction du contexte international. On peut bien dire, comme tout bon petit économiste libéral, que les subventions ne sont jamais une bonne idée. Mais le problème, c’est que tout le monde le fait actuellement et qu’on n’a pas vraiment le choix de jouer dans ce mauvais film. »
Retour en vogue
Il est vrai que les pays ont rarement autant parlé de politiques industrielles après des décennies à chanter les vertus du laisser-faire économique. Cela découle, entre autres, de la remise en cause de la mondialisation avec la montée des tensions géopolitiques entre les pays développés et des économies comme la Chine et la Russie. Cela vient aussi du désir de retrouver une certaine souveraineté et sécurité industrielle nationales à la suite de la pandémie de COVID-19.
Ce sont les États-Unis du président démocrate Joe Biden qui ont lancé la course aux plus offrants avec des centaines de milliards en subventions et des règles d’achat local afin, entre autres, de développer l’énergie verte et de promouvoir le secteur technologique américain tout en bloquant la Chine. Convaincus par cette approche, ou ne voulant simplement pas voir leurs propres entreprises désavantagées ou incitées à déménager aux États-Unis, plusieurs gouvernements, y compris au Canada, ont déployé à leur tour des politiques similaires.
Le gouvernement du Québec a emprunté la même voie pour aider à la mise en place de sa nouvelle filière batterie. Son ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, a qualifié, le mois dernier, de « naïfs » ceux qui pensent que des projets d’usines de batteries, comme ceux de Ford et de GM-Posco dans la nouvelle « Vallée de la transition énergétique », ou de cellules de batteries, comme celui de Northvolt en Montérégie, pouvaient se réaliser sans un accompagnement politique et financier des pouvoirs publics. « S’il n’y avait aucune subvention du gouvernement, il y aurait zéro dans la filière batterie au Canada. Ça serait aux États-Unis. »
Claude Lavoie est l’un de ces économistes qui ne sont pas convaincus par ces arguments. « Si les contribuables américains sont prêts à subventionner la fabrication de batteries, qu’on les laisse faire. Elles nous coûteront moins cher et nous, on produira autre chose. Est-ce que ce serait tellement grave ? Des Québécois ne se retrouveront pas au chômage, c’est le plein-emploi ici. Et pourquoi ce qu’on produirait à la place aurait moins de valeur ? » affirme l’ancien haut fonctionnaire fédéral et collaborateur au Globe and Mail.
Les leçons de l’Histoire
Ce qu’on appelle communément les politiques industrielles a toujours fait partie du décor, particulièrement dans les pays riches, observait cet été une étude publiée aux États-Unis par le Bureau national de recherche économique. Cette omniprésence tient notamment au fait qu’il y a plein de choses que les marchés ne savent pas bien faire seuls, notamment lorsqu’il est question de création de nouveaux pôles économiques.
Lorsqu’on les examine comme il faut, concluait l’étude, on constate que leurs effets peuvent être non seulement positifs, mais aussi durables. Cela serait plus souvent vrai lorsque ces politiques ne se limitent pas à des mesures coûteuses et pas toujours efficaces, comme les subventions et les barrières commerciales, mais que l’aide prend plutôt la forme, par exemple, de services publics ciblés.
Le Québec a été un terreau fertile en politiques industrielles depuis la Révolution tranquille, rappelle Mario Polèse. Cela tenait notamment au fait que presque tout était à construire pour le futur Québec inc. On se souvient, par exemple, des déboires de sociétés d’État dans l’acier (SIDBEC) ou dans le pétrole et le gaz (SOQUIP), et des échecs répétés dans l’industrie de l’automobile, que ce soit avec Peugeot-Renault (SOMA), avec GM ou avec Hyundai.
Mais il y a aussi eu de grands succès. « Le plus grand coup du Québec a été, sans contredit, Hydro-Québec », dit l’expert. Plus récemment, on pourrait aussi citer l’exemple de l’industrie du jeu vidéo, où Montréal s’est hissée, depuis la fin des années 1990, au rang des chefs de file mondiaux, avec près de 15 000 travailleurs et un apport annuel de 1,5 milliard à l’économie québécoise.
Sauf que l’aide à ce secteur coûte cher, constatait cet hiver une étude de la Chaire en fiscalité et en finances publiques (CFFP) de l’Université de Sherbrooke. C’est-à-dire 340 millions en allègements fiscaux seulement en 2022, soit 5 % de l’ensemble des mesures destinées aux entreprises. Qui plus est, 75 % de cette aide profite à seulement 15 des 200 sociétés du secteur, toutes des filiales de grandes entreprises étrangères, dont près de la moitié du magot à la multinationale Ubisoft.
Le monde a aussi changé depuis 25 ans, faisait remarquer la CFFP. Plus personne ne s’inquiète désormais des perspectives d’emploi des travailleurs du secteur. Il y aurait lieu aujourd’hui de resserrer les règles actuelles pour qu’elles servent mieux les entreprises québécoises et les fonctions à plus haute valeur ajoutée.
Entre l’économie et la politique
Pour ses partisans, la politique du gouvernement en faveur de la filière batterie ne devrait pas faire débat. Les impératifs climatiques et le grand basculement technologique, que représente l’essor du transport électrique, constituent pour eux une occasion économique à ne pas manquer compte tenu des atouts dont dispose déjà le Québec (minéraux stratégiques, énergie propre, proximité des fabricants de véhicules…). Mais ils commandent aussi un niveau d’effort financier et de coordination dont seuls les gouvernements sont capables.
Il est vrai que cette aide des gouvernements au Québec prend encore largement la forme de subventions, mais conditionnelles à l’atteinte de certains objectifs, notamment en matière de productivité, fait valoir Louis J. Duhamel, un expert et consultant de longue date dans le secteur manufacturier. Reflet de l’importance centrale du secteur dans les exportations québécoises et le développement régional, les politiques de développement manufacturier effectuent d’ailleurs un retour en force au Québec.
L’aide publique qu’on y apporte tend désormais à éviter d’essayer de trouver quelles entreprises seront de futures championnes, explique M. Duhamel. Elle est plutôt concentrée sur le choix des secteurs d’avenir et veut favoriser le développement d’un écosystème fait d’entreprises, de centres de recherche, de fonds d’investisseurs publics et privés, d’organismes locaux de développement et de mécanismes de concertation.
Pour Claude Lavoie, la filière batterie du gouvernement du Québec n’est malheureusement qu’un autre exemple d’opération surtout « rentable politiquement ». « Tout le monde va être content. Les politiciens vont couper des rubans. On va pouvoir parler de la création de bons emplois à Bécancour et en Montérégie. Personne ne verra ce qu’on aurait pu faire d’autre avec ces milliards qui partiront en subventions. »
Louis J. Duhamel ne partage pas du tout cette opinion, mais confirme que la filière batterie accaparera beaucoup de ressources politiques et financières qui ne seront, fatalement, pas disponibles pour d’autres secteurs qui mériteraient pourtant son attention. Il cite l’exemple de la seconde et troisième transformation de l’aluminium. « Il faudrait qu’on puisse aider les deux. »
Est-ce que les Québécois francophones ont encore besoin d’un État aussi interventionniste dans l’économie qu’au temps de la Révolution tranquille ? Peut-être pas, dit Mario Polèse. Il demeure toutefois que le Québec est une petite économie ouverte sur le monde et que, pour y assurer l’épanouissement des francophones, le gouvernement devra continuer de tenir compte du contexte international et de faire des arbitrages entre toutes sortes d’objectifs pas toujours conciliables.