Lettre d’une prof de philo en grève à son étudiante

Chère Alice (ou peut-être t’appelles-tu Justin, William ou Juliette), je m’apprête à passer presque une semaine sans te voir en classe et je commence déjà à m’ennuyer. Je suis ta prof de philo au cégep, et depuis plusieurs semaines, même avant le début des cours, je me démène pour que tu puisses apprendre et réussir. Je ne sais pas si tu te rends compte de tout le travail que je fais pour toi, même si je pense que tu t’en doutes un peu.

J’étais à mon bureau à préparer mes cours alors qu’il te restait encore presque un mois de vacances ; je travaille le matin dans la classe, le reste de la journée à mon bureau, le soir et les fins de semaine à la maison ou à la bibliothèque pour corriger tes travaux, souvent même dans mon bain ou dans le transport, alors que je profite de ces minutes de cerveau disponible pour réfléchir à de nouvelles idées pédagogiques.

Je manque souvent de sommeil, mais je m’efforce chaque matin de me coller un sourire au visage et de me donner à 100 % à mon enseignement, même lorsque toi ou l’un de tes camarades dormez dans la classe. Bien sûr, j’ai une famille et j’essaie (autant que faire se peut) d’avoir une vie en dehors du travail, mais comme tu peux le deviner, ce travail, je le fais de tout mon coeur et il prend une place majeure dans mon existence. Alors, tu comprends que j’ai comme toi des sentiments partagés devant la grève des profs qui se prépare.

Le gouvernement, mon patron, te dit que je te prends en otage en interrompant mon travail. Ce qu’il oublie de te dire, c’est que lui-même (comme ses prédécesseurs), il y a longtemps qu’il te prend en otage. La vérité, c’est que depuis plusieurs décennies, les gouvernements successifs, péquistes, libéraux et maintenant caquistes, n’ont fait que négliger les services publics, dont l’éducation, coupe après coupe.

Faire plus avec toujours moins

 

As-tu remarqué que nous avons régulièrement des bris de service au cégep ? Quand un prof est malade une ou deux journées, parce qu’il a attrapé le rhume ou la gastro par exemple, il n’est jamais remplacé ; il n’y a pas d’argent pour ça. Bien sûr, la direction ne parle pas de bris de service, elle appelle cela « réorganisation du plan de cours ». Mais cela fait en sorte que de nombreux profs préfèrent venir travailler malades plutôt que de se donner toute la peine que demande une telle réorganisation du plan de cours.

Depuis plusieurs années, nous acceptons de plus en plus d’élèves en difficulté (et même d’élèves n’ayant pas complété leur 5e secondaire) et nous n’avons eu pratiquement aucun ajout de ressources pour le faire. Concrètement, cela veut dire que tes profs ont de moins en moins de temps et d’énergie pour t’encadrer, corriger tes travaux, préparer des cours intéressants, etc. D’ailleurs, de plus en plus de profs tombent au combat, tombent en congé d’invalidité, prennent des congés sans solde ou autre parce qu’ils n’en peuvent plus.

Nous avons de plus en plus de difficulté à recruter et à conserver de nouveaux profs. Quand l’un d’entre nous doit être remplacé pour plusieurs semaines, c’est souvent un autre collègue (déjà à temps plein) qui doit prendre sa tâche. La pénurie de main-d’oeuvre se fait sentir partout, surtout quand les salaires sont très inférieurs à ce qu’offrent d’autres employeurs pour des compétences comparables. Même si j’adore mon travail, il m’arrive souvent de penser à ce que serait ma voie de sortie si mes conditions de travail se détérioraient encore. Mais je me demande ce qui t’arriverait si nous étions un grand nombre à partir en même temps, et cela m’inquiète.

Et maintenant, le gouvernement, mon employeur, loin de prendre acte de cette pénurie de main-d’oeuvre et de ce qu’il faudrait faire pour garder le système fonctionnel, nous fait des « offres » contre-productives qui ne sont en fait rien d’autre que des demandes : exiger qu’on enseigne les soirs et la fin de semaine afin de nous fatiguer un peu plus et de nuire à notre vie de famille, élargir l’offre de formation à distance, essentiellement dans le but d’économiser de l’argent (alors que nous avons vu durant la pandémie qu’elle augmentait la détresse psychologique autant chez les profs que chez les étudiants, et qu’elle conduit à des taux d’échec lamentables), des augmentations de salaire sous le seuil de l’inflation (rien pour attirer la relève), de moins en moins d’autonomie et de pouvoir de décision pour les profs concernant leur propre travail.

Ce que je trouve le plus frustrant dans mon travail, c’est de vouloir t’aider et de savoir exactement comment je pourrais le faire, mais de ne pas avoir les moyens de le faire. Par exemple, il a été démontré depuis longtemps que la réduction du nombre d’élèves par classe augmente les chances de réussite. Les profs le réclament depuis fort longtemps, en vain (et au contraire, l’enseignement à distance fournirait à mon patron l’occasion rêvée d’augmenter le nombre d’élèves par groupe, n’étant plus limité à la taille des classes ni au nombre de pupitres qu’on peut y entasser).

Pour toi et ceux qui suivront

 

Le gouvernement te prend aussi en otage, car il ne te dit pas que depuis que nos conventions collectives sont échues (au printemps dernier…), il envoie ses représentants faire de la figuration aux tables de négociation. Il envoie des gens pour avoir l’air de négocier, mais ils ne font qu’exiger, demander, et quand eux se font demander quelque chose, ils ne peuvent rien promettre, ils n’ont aucun mandat. On ne peut pas négocier dans de telles conditions !

Le seul autre choix serait de s’incliner et d’accepter toutes les demandes des patrons, aussi absurdes soient-elles. Si le gouvernement avait voulu éviter la grève, il y a belle lurette qu’il aurait pu le faire. Nous avons été très patients. Nous avons laissé toutes les chances qu’il faut, mais j’ai finalement l’impression que cela faisait partie du plan du gouvernement, de nous mettre en grève.

Pour te le résumer simplement, cela me frustre moi aussi, de faire la grève et de chambouler ta session. Mais je suis prête à le faire tant et aussi longtemps que mon employeur, qui sera peut-être un jour le tien aussi, ne comprendra pas qu’on ne fait pas avancer une société en laissant son système d’éducation se décomposer sous nos yeux.

Au fond, je le fais pour toi, et pour celles et ceux qui viendront après toi. Parce que mes conditions de travail ont un effet direct sur tes conditions d’études et parce que la manière dont le gouvernement traite les profs en dit long sur l’importance qu’il accorde aux étudiants.

En espérant que mon patron comprenne mon message et nous permette de nous revoir bientôt, moi pour reprendre le travail que j’aime dans des conditions plus valorisantes, toi pour reprendre tes études dans des conditions plus favorables à ton apprentissage, en sachant que la société reconnaît toute l’importance de ce que nous faisons.

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