L’université brûle. Rue Saint-Denis à Montréal, un grave incendie touche le pavillon principal, planté au beau milieu du Quartier latin. Les flammes menacent de faire exploser un réservoir d’alcool de près de 1000 litres. L’édifice risque d’être soufflé. Heureusement, le pire est évité. Ce 22 novembre 1919, il y a tout de même des blessés sérieux.
Lorsque la fumée se dissipe, il ne reste plus du bâtiment public que les murs, ou presque. D’abord les bras ballants devant cette ruine, les responsables de l’université vont s’empresser de lancer une campagne de souscription. En quelques mois, plus de 4 millions de dollars sont recueillis du public. L’équivalent d’environ 65 millions en 2023.
La bourgeoisie canadienne-française et le clergé sont les premiers à financer cette reconstruction. L’importante diaspora canadienne-française des États-Unis de même que celle de l’Ontario apportent aussi leur contribution au projet. Chacun sait que la formation intellectuelle de toute une nation en dépend en bonne partie.
Dans l’ombre, à peu près au même moment, se joue un combat pour que cette succursale de l’Université Laval vole de ses propres ailes à Montréal. « Il y aura beaucoup de querelles entre l’Université Laval, l’Université de Montréal et la papauté à Rome au sujet de cette quête d’indépendance », explique la professeure Micheline Cambron. Peut-on imaginer que le pape se voit plongé dans des discussions pour savoir ce qu’il adviendra d’un établissement d’enseignement sur les rives du Saint-Laurent ? Ce sera pourtant le cas…
Les professeurs Micheline Cambron et Daniel Poitras retracent ces événements et bien d’autres plus récents dans une imposante histoire de l’Université de Montréal. Richement illustré, imprimé sur du papier glacé et relié sous couverture rigide, ce livre, intitulé L’Université de Montréal. Une histoire urbaine et internationale, vient de paraître en librairie. Fruit de quatre années de recherches croisées à la demande de l’établissement, l’ouvrage met en lumière les réseaux internationaux sur lesquels va s’appuyer très tôt cette institution fondamentale pour comprendre l’histoire du développement de Montréal.
Une université au parc La Fontaine ?
En 1920, l’indépendance de l’Université de Montréal est acquise face à l’Université Laval. L’établissement d’enseignement obtient le droit d’acquérir ou de vendre des biens immobiliers et de créer ses propres écoles et facultés.
Trop à l’étroit dans l’ancien faubourg des environs de l’église Saint-Jacques, l’Université de Montréal envisage vite, au cours des années 1920, de se redéployer ailleurs, mais toujours au nom du « haut savoir chrétien ». Où seront construits ses nouveaux bâtiments ? Il est question de les planter au parc La Fontaine. Cependant, certains affirment qu’il vaudrait mieux l’édifier sur un versant boisé du mont Royal.
Ceux qui favorisent le site du parc La Fontaine soutiennent, non sans raison, qu’éloigner l’université de la population francophone ne risque pas d’aider celle-ci dans son ensemble. Ce sera le calcul fait, bien des années plus tard, par l’Université du Québec à Montréal (UQAM), laquelle va se loger ni plus ni moins que sur les lieux mêmes autrefois occupés par l’Université de Montréal, en plein coeur du quartier dit latin. Le latin étant la lingua franca des universités.
Les plans de la nouvelle Université de Montréal, finalement érigée sur la montagne, seront confiés à Ernest Cormier. L’architecte s’inspire de la tradition du château français et de la villa italienne, mâtinée de perspectives modernistes propres à l’Art déco. Un tel chantier prend du temps et de l’argent. Il en faudra encore plus que prévu, en raison de la crise économique.
Dans Le Devoir de ce temps, un journal alors plus catholique que le pape, l’Université est accusée, dans son développement, de suivre le modèle américain. Elle est dénoncée pour son « matérialisme et ses excès ». Pourquoi, à la différence de l’Université Laval, accepte-t-elle de l’argent de fondations pour l’aider à se développer ? Il faut plutôt s’en tenir, répète-t-on en plusieurs lieux très catholiques, à une éducation adaptée « à notre mentalité, à nos besoins », dans une fenêtre plutôt étroite…
Dans l’entre-deux-guerres, l’Université est accusée de tous les maux, y compris d’être au service du communisme ! Elle est, avant toute chose, le reflet d’une époque et d’un monde particulier. Daniel Poitras et Micheline Cambron publient par exemple des images de petits tracts antisémites dont on sait qu’ils circulaient, au début des années 1930, au sein de l’université.
Le développement des études
Mme Cambron dit avoir été étonnée par les réseaux internationaux qui, très tôt, se sont noués au profit des études et de leur développement. « L’Université s’engage très tôt à négocier la reconnaissance de ses diplômes à l’étranger. Il est question aussi d’envoyer étudier des étudiants ailleurs pour qu’ils puissent revenir comme professeurs. »
Plusieurs professeurs étrangers, notamment français, sont invités à venir séjourner à l’Université de Montréal. « Je croyais à tort qu’ils étaient là surtout pour des raisons de prestige, affirme Micheline Cambron. Nous nous sommes rendu compte qu’ils devaient donner des cours, mais aussi être en contact avec de petits groupes. » Parmi ceux-ci, bien des femmes profitent de leurs enseignements. « Si les femmes, en principe, ne sont pas admises aux études supérieures, la réalité est toute autre », soutient la professeure émérite, notamment à cause d’ouvertures de ce type.
Y aurait-il donc eu plus de femmes que nous le considérons aujourd’hui sur les bancs de l’université ? « Il n’y en a pas des masses ! Mais nous avons été frappés par le fait que, sur les photographies [de classe], il en apparaissait souvent une ou deux parmi des groupes de sept ou huit étudiants. Nous ne nous y attendions pas. Ce qui veut dire que des professeurs acceptaient d’accueillir des femmes, de les former. » Quant à voir leur formation reconnue, c’est une autre histoire…
Des femmes vont tout de même se retrouver à la tête de certains programmes, bien que ceux-ci ne soient pas jugés parmi les plus importants. C’est le cas de Marie-Claire Daveluy, sans qui le programme de bibliothéconomie n’existerait pas. Mais aussi dans des programmes dits d’« hygiène publique ».
« L’Université va recruter des femmes. Elles sont cruciales pour obtenir des subventions américaines, explique Micheline Cambron. Elles suivent des cours le soir, l’été. En insistant, certaines finissent par être acceptées dans des classes ordinaires. Cela va à l’encontre de nos convictions sociologiques. Mais le fait est qu’il y a une ouverture plus grande à la présence des femmes qu’on ne l’imagine. » Ce livre permet à cet égard de déconstruire quelques autres lieux communs.
Quelle formation ?
Officiellement, l’Université affirme qu’elle ne reçoit pas d’autres étudiants que ceux issus des collèges classiques, c’est-à-dire une minorité de jeunes hommes souvent venus de milieux privilégiés. « Une autre grande surprise a été de découvrir les parcours de plusieurs étudiants. Ce n’est pas toujours simple. Prenons le cas du frère Marie-Victorin. Il n’a fait aucune étude. Il s’agit d’un autodidacte pur, mais il se retrouve à l’université. Prenons encore le cas d’Esdras Minville. Lorsqu’il se présente aux Hautes Études commerciales, il lui est dit que sa formation est insuffisante. Il est pris tout au plus à l’essai… et il va devenir le directeur des HEC ! »
À la différence de l’Université Laval, qui fait cavalier seul au nom de la souveraineté du monde religieux, l’Université de Montréal ne rechigne pas à l’idée d’être soutenue par des fonds publics. Pour le développement des sciences, cette façon d’envisager les choses s’avère capitale. Si les sciences se développent d’abord du côté de Montréal, cela tiendrait en bonne partie à l’existence d’établissements d’enseignement en marge des collèges classiques. Au collège Mont-Saint-Louis, rappelle Micheline Cambron, les élèves reçoivent une formation pratique que ne dispensent pas du tout les collèges classiques. « Ce sont ces gens-là qui se retrouvent ensuite à Polytechnique ! »
Elle note aussi au passage que les femmes sont souvent bien mieux formées aux sciences que les garçons du même âge. Les enseignants, bien vite, vont devoir en tenir compte et agir en conséquence. « C’est ainsi que des femmes se retrouvent dans les classes de sciences », notamment auprès de Marie-Victorin. À cela il faut ajouter que l’Université de Montréal favorise une certaine ouverture à des classes sociales, estime Mme Cambron. « Un fait auquel on ne s’attendait pas non plus », observe-t-elle.
L’idée que l’Université de Montréal ait toujours été un établissement tranquille, en opposition avec l’image projetée sur l’UQAM, ne résiste pas davantage à un examen attentif de son histoire, estiment les auteurs de ce livre qui remonte jusqu’aux soulèvements étudiants de 2012.
Dès les débuts de l’Université de Montréal, « il existe une dynamique de la contestation qui se traduit par des manifestations. Cela tient sans doute au fait que les étudiants sont au coeur même de la ville. Ils en constituent une sorte de ferment. »
La présence de ces étudiants pour le développement de la vie culturelle montréalaise s’avère d’ailleurs capitale. « Il faudrait faire un jour la liste des écrivains et des journalistes qui sont passés par le journal étudiant de l’Université de Montréal, dit Micheline Cambron. C’est hallucinant ! »