Plus d’un mois après le déclenchement de la guerre qui oppose Israël au Hamas, les esprits continuent de s’échauffer à ce sujet, ici comme ailleurs. Le milieu culturel ne fait pas exception. Les institutions et les artistes subissent des pressions de toutes parts pour prendre position, et ceux qui le font s’exposent à de vives représailles.
La semaine dernière, le Cinéma du Parc était dans la tourmente. L’organisme montréalais a annulé une soirée de projection de documentaires de Jocelyne Saab, une réalisatrice libanaise, qui portaient notamment sur la Palestine. Les recettes de l’événement, prévu le 6 novembre et annulé le soir même, allaient être versées à des associations caritatives venant en aide aux Gazaouis.
La soirée faisait partie d’un programme intitulé Du fleuve à la mer. Organisé par une coalition d’organismes montréalais, il comprend quatre autres projections de films sur la Palestine, à La lumière collective, à la Sala Rossa et au cinéma Public.
Le Cinéma du Parc a pris sa décision après qu’une pétition réclamant l’annulation de l’événement a été lancée par une personne se réclamant de la « communauté juive de Montréal ». « Ces présentations ont été critiquées pour leur contenu qui peut être interprété comme antisémite et basé sur la haine des Juifs », indique le document, qui a récolté plus de 1500 signatures. Le titre Du fleuve à la mer a fait réagir (voir encadré).
Roxanne Sayegh, la directrice générale de la Corporation du Cinéma du Parc, qui gère aussi les cinémas Beaubien et du Musée, a précisé aux médias que la séance avait été annulée en raison « des malaises suscités par rapport à la teneur politique de l’événement et du contexte actuel ». Or, l’annulation de la projection a suscité l’ire des cinéphiles, qui estiment que les films n’avaient rien d’antisémite.
Près de 200 manifestants se sont rassemblés au cinéma du Parc pour dénoncer ce qu’ils ont qualifié de « censure », quelques heures à peine après que l’événement eut été annulé. Depuis, une contre-pétition, lancée par l’organisme Voix juives indépendantes en soutien au cycle de projections, a récolté plus de 6600 signatures.
Devant l’ampleur des contestations, Mme Sayegh a entamé des discussions avec les organisateurs de la série Du fleuve à la mer. « L’idée, c’est de rétablir un dialogue avec eux et le public, explique-t-elle en entrevue au Devoir. Nos échanges nous permettront d’en retirer quelque chose de positif avec le temps. […] Nous n’avons pas encore fait paraître de déclaration publique, mais nous allons le faire au moment opportun. »
Prises de position délicates
Cette controverse illustre à quel point le milieu artistique doit prendre des décisions délicates en contexte de conflit au Proche-Orient. « La situation est tellement tendue que n’importe quelle action est considérée comme de l’engagement, comme une prise de parole », soutient pour sa part Aude Renaud-Lorrain, directrice du Cinéma Public.
Son cinéma indépendant de Villeray a décidé de maintenir ses projections organisées dans le cadre du programme créé en soutien à Gaza. « On a rencontré les organisateurs à plusieurs reprises pour s’assurer qu’il n’y avait rien dans leur message ou dans les films qui inciterait à la haine, raconte Mme Renaud-Lorrain. Il faut plus que jamais envoyer un message d’unité. »
L’événement au cinéma du Parc n’est d’ailleurs pas le seul à avoir été annulé. Vendredi, un collectif organisant des soirées dansantes « au son des rythmes arabes et de l’Afrique du Nord » a annulé sa participation aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal « dans un esprit de solidarité » avec la communauté palestinienne.
En octobre, la chaîne de télévision MTV Europe a annulé les Europe Music Awards, affirmant vouloir « faire face aux événements dramatiques qui se déroulent en Israël et à Gaza ». Plusieurs autres événements, tant au Québec qu’à l’international, ont connu le même sort.
Les artistes prennent la parole
Au Musée royal de l’Ontario, à Toronto, on a demandé en vain à une artiste palestinienne de retirer des mots « sensibles », comme « Palestine » et « exile », de textes qui accompagnaient ses oeuvres dans une exposition sur le deuil. Celle-ci a été momentanément close et a fait l’objet de nombreuses manifestations, avant de rouvrir au début du mois. Des oeuvres ont aussi été retirées de grands musées partout dans le monde, d’Istanbul à Washington.
Farah Atoui, chercheuse postdoctorale en communications à l’Université Concordia et membre du collectif Regards palestiniens, qui a coorganisé le cycle Du fleuve à la mer, soutient quant à elle qu’en contexte de conflit, l’art peut au contraire « sensibiliser autrui aux horreurs de la guerre ». « On organise des événements culturels pour créer des espaces de dialogue où le public peut interagir avec les oeuvres et se former ses propres idées. »
Les personnalités publiques s’expriment aussi de plus en plus. À l’international, des milliers ont signé des lettres ouvertes exigeant un cessez-le-feu, dont Annie Ernaux, Justine Triet et Tilda Swinton. Au Québec, une lettre signée par 446 artistes, travailleurs culturels et intellectuels, notamment Martine Delvaux, Kevin Lambert et Anaïs Barbeau-Lavalette, a été publiée début novembre. D’autres, tels que Patrick Bruel et Gad Elmaleh, ont exprimé leur soutien à Israël après l’attaque du 7 octobre.
Lorsqu’elle considère cette diversité de prises de parole, Aude Renaud-Lorrain constate que le positionnement des artistes par rapport au conflit s’avère beaucoup plus complexe qu’au début de la guerre en Ukraine. « Les communautés juive et palestinienne sont bien ancrées ici, et autant d’artistes israéliens que de palestiniens peuvent correspondre à nos valeurs de justice sociale. On ne peut pas parler de boycott comme avec certains artistes russes. […] C’est primordial de rester nuancé. »