Les garderies francophones en Ontario peinent à recruter des éducateurs, si bien que près d’un Franco-Ontarien sur deux pourrait ne jamais avoir accès à des services de garderie dans sa langue avant d’entrer à l’école, déplore l’Association francophone à l’éducation des services à l’enfance en Ontario (AFESEO). Un premier pas pourtant important vers l’usage du français à l’école et à la maison, estiment des experts.
« Nos listes d’attente s’allongent fortement », témoigne depuis North Bay Arnaud Claude, directeur général des Compagnons des francs-loisirs. Les parents de cette ville du nord-est de l’Ontario devront attendre « des années » avant d’obtenir une place pour leur enfant dans l’un de leurs huit établissements. « Si on continue comme ça, il y a des gens qui s’inscrivent et qui, malheureusement, ne pourront pas avoir de place à la garderie jusqu’à ce que l’enfant ait l’âge de rentrer à l’école. »
Ouverte en 1982, la garderie francophone est contrainte de fonctionner à 70 % de sa capacité en raison du manque d’éducateurs qualifiés, qui « quittent la profession en grande pompe ». En Ontario, la Loi sur la garde d’enfants et la petite enfance exige qu’au moins un éducateur qualifié soit présent dans chaque classe.
Mais les conditions de travail ne permettent pas d’attirer ni de retenir ces travailleurs, estime l’AFESEO. Déjà difficiles, elles « se sont détériorées » avec la pandémie, explique la directrice générale de l’association, Martine St-Onge. En raison du manque de personnel, le taux d’occupation dans les garderies francophones en Ontario « oscillait autour de 67 % » en 2021-2022, d’après une étude commandée par l’AFESEO. Aujourd’hui, « c’est peut-être même pire », assure Mme St-Onge.
Selon elle, la difficulté du secteur n’épargne pas les garderies anglophones. « Le problème de rétention est partout. » Il reste qu’en Ontario, le bassin de main-d’oeuvre francophone est moindre, puisque 3,4 % de la population ontarienne a le français comme seule première langue officielle parlée, selon le recensement de 2021.
La directrice générale de la garderie Croque-soleil, à Kingston, a bien compris l’importance d’offrir de bonnes conditions de travail. En 2021, Audrey Adam a failli devoir fermer les portes de son établissement en raison du manque de personnel qualifié. « Il nous manquait tellement de personnes, ça allait mal », raconte-t-elle au bout du fil.
Mais en augmentant les salaires et en devenant « plus flexibles sur les demandes de congé », la garderie a réussi à améliorer sa rétention d’employés. Il n’en demeure pas moins difficile pour les parents de la région d’obtenir une place dans l’établissement. Plus de 50 familles sont inscrites sur la liste d’attente de chaque programme de la garderie. « On peut juste en prendre 20 par année […] Bien souvent, ils n’auront pas de place parce qu’on a des capacités limitées. »
Une « porte d’entrée sur la francophonie »
Or, la garderie a toute son importance dans le parcours scolaire d’un enfant. Selon une étude interuniversitaire publiée dans la revue Plos One, il est possible de « prédire à bon niveau le rendement » d’un élève au primaire dès la fin de la période préscolaire.
La « fréquentation de milieux de garde de qualité […] est associée à un meilleur rendement, à une meilleure connaissance, notamment de la littératie », indique Michel Boivin, professeur à l’École de psychologie de l’Université Laval, en se référant à une précédente étude.
« Il faut éviter de tomber dans le déterminisme absolu », nuance-t-il, car les enfants peuvent combler leurs lacunes « une fois rendus en milieu scolaire ». Mais en zone linguistique minoritaire, des milieux de garde « riches » sont importants pour « compenser des expositions moindres au français ».
« Pour les francophones, toute place perdue a un impact sur la vitalité de notre communauté, sur l’inscription dans les écoles de langue française, puis au postsecondaire francophone, abonde en ce sens Martine St-Onge. C’est la porte d’entrée sur la francophonie. »
« Perte de culture »
Se tourner vers le système anglophone en raison du manque de places ne devrait toutefois pas nuire au développement du langage de l’enfant, tant qu’il n’est pas à risque de troubles neurodéveloppementaux et qu’il demeure exposé au français, rassure la professeure en neuropsychologie pédiatrique à l’Université de Montréal Anne Gallagher.
L’enjeu est plus sur le plan « familial », selon la membre du Centre de recherche du CHU Sainte-Justine. Souvent, un enfant qui grandit dans un milieu bilingue va associer la langue parlée à « l’école ou à la garderie […] à ses amis, à sa vie sociale, à son autonomie. Donc à la maison, il ne voudra plus beaucoup parler la langue qui n’est pas parlée à la garderie », ce qui peut parfois engendrer des « frictions familiales ». « Ça peut affecter tous les enfants, qu’ils se développent normalement ou non. »
De plus en plus de jeunes anglophones
Contraints par le manque de places ou intéressés par l’apprentissage du français, de plus en plus de parents anglophones inscrivent leurs enfants dans des garderies francophones, témoignent M. Claude et Mme Adam.
Arnaud Claude y reconnaît un « intérêt », mais voit dans cet élan d’inscriptions d’anglophone une sorte de « désespoir ». « Je crois aussi que c’est tout simplement des familles qui sont aussi coincées dans leurs garderies anglophones où il n’y a pas de places qui se disent “peut-être qu’on va avoir plus de chance”. »
Si les anglophones sont les bienvenus dans les deux établissements, les directions assurent que « les francophones seront toujours prioritaires ».
Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.