«Matrix»: amours saphiques et transes mystiques

Outre ses lais, dont celui du chèvrefeuille, et ses fables, on connaît peu de choses de Marie de France (1160-1210), première femme de lettres d’expression française. De toutes les hypothèses sur ses origines et son destin, Lauren Groff (Les furies, L’Olivier, 2017) a préféré celle l’imaginant bâtarde royale ayant brièvement évolué à la cour de la reine d’Angleterre Aliénor d’Aquitaine (1137-1204), épouse d’Henri II de Plantagenêt et mère de Richard Coeur de Lion.

« Elle est grande, c’est une jeune géante, ses coudes et ses genoux forment des saillies dépourvues de grâce […]. Nulle beauté dans son austère visage angevin, seules une intelligence et une passion indomptables. Un visage mouillé par la pluie, pas les larmes. Elle ne pleure pas encore d’avoir été jetée aux chiens. » C’est ainsi que la romancière la décrit sans complaisance dans Matrix lorsque Marie est envoyée, à 17 ans, comme novice dans une abbaye, où règne la malefaim, par la reine.

Rêvant de s’y échapper, Marie écrit la nuit des poèmes d’amour courtois qu’elle envoie au roi dans le fol espoir que la reine, véritable objet de son amour, la ramène parmi ses sujets. La malheureuse passera toutefois le reste de son existence à l’abbaye, où elle gravira tous les échelons jusqu’à devenir abbesse, tout en maintenant une relation à distance avec Aliénor, dont le destin sera marqué par les guerres de territoires.

Avec un admirable souci de vraisemblance, Lauren Groff décrit la rigoureuse discipline des moniales et le mode de vie médiéval, en plus de présenter une étonnante pléthore de personnages féminins complexes, les uns éthérés et délicats, comme Tilde et Asta, les autres terriens et truculents, dont Wulfhild et Goda, que l’on suit avec fascination au fil des décennies.

À l’austérité ambiante et à l’odeur de sainteté qui règnent dans l’abbaye, la romancière ajoute une dimension sensuelle et un parfum de soufre, lesquels exacerbent le combat entre l’esprit et la chair auquel se livrent les nonnes et offrent des moments de grâce et de volupté pour celles qui, comme Marie, s’abandonnent aux mains expertes de l’infirmatrix Nest, qui les libèrent de ce qu’elle appelle leurs humeurs. « Marie est muette de gratitude. Si de telles pratiques sont médicales, il n’y a pas de péché. Elle avait l’impression d’avoir l’âme sale depuis Cécile. En une après-midi, Nest a tout nettoyé. »

En plus des délices de la chair entre moniales consentantes, l’autrice fera vivre à Marie de France des transes mystiques que lui aurait enviées Thérèse d’Ávila au cours desquelles la Vierge lui apparaît : « Dans un coup de tonnerre qui fait vibrer le sol sous ses pieds, une fissure s’ouvre dans le ciel. Et au coeur de cette faille, elle voit une femme faite de la grandeur de toutes les villes anciennes du monde rassemblées, une femme vêtue de rayons. »

Sublime roman où la narration alterne de manière fluide entre une voix omnisciente, impitoyable dans son analyse des moeurs et sa critique de la religion, et celle de Marie de France, pétrie d’ambition, se consumant d’amour, tour à tour rêveuse et rationnelle, Matrix s’avère un brillant hommage à une grande dame de lettres nimbée de mystères auquel s’ajoute une vibrante apologie du pouvoir féminin sur fond de merveilleux, d’amour courtois et de guerres sanglantes.

Matrix

★★★★

Lauren Groff, traduit par Carine Chichereau, Alto, Québec, 2023, 256 pages

À voir en vidéo

You May Also Like

More From Author