Une fine observation de la transformation des paysages à l’automne nous permet de contempler les feuilles éparses, portées par le vent, qui finissent par s’enchevêtrer les unes aux autres jusqu’à recomposer un ensemble aussi bien disposé que lorsqu’elles foisonnaient aux branches des arbres. Il en résulte une large toile multicolore digne des grands peintres. « Il faut une grande dose d’humilité pour observer un brin d’herbe », a dit Hubert Reeves. La trajectoire d’une première feuille d’automne qui se détache et file vers le sol avive une image déjà présente à l’esprit : celle de la contribution des peintres à l’architecture.
Hans Selye, chercheur montréalais, découvreur du stress (ce « stress », si bien connu de tous !), soutenait l’idée qu’il existe encore des découvertes majeures à faire avec des moyens simples. Les peintres utilisent des moyens simples. Les architectes s’en inspirent et vont jusqu’à porter ces « découvertes » dans leurs constructions.
Modernité
Piet Mondrian, peintre hollandais, en s’inspirant des lignes droites et des couleurs des champs de tulipes de son pays, a influencé significativement l’architecture moderne au siècle dernier. Les grands espaces d’Amérique nous ont donné Jackson Pollock et, plus près de nous, Jean Paul Riopelle, tous deux, se rattachent à la nature.
Riopelle n’expliquait pas ses oeuvres et préférait laisser libre cours à l’interprétation. Nous avons accès à plusieurs entrevues suffisamment complètes pour donner à réfléchir, dans une certaine mesure, sur notre relation avec le paysage et les villes, « à la Mondrian — version Riopelle ».
Visites à l’atelier
Le génie ne vient jamais seul. Ozias Leduc (1864-1955), peintre paysagiste de Mont-Saint-Hilaire, a suscité l’admiration de Riopelle : « Leduc était la clé », dira-t-il (entrevue : 1990). L’autre « clé », peut-être, est une visite impromptue chez le maître peintre. Riopelle raconte (entrevue : 1994) : « Un jour, j’arrive avec Borduas… il (Leduc) nous montrait ses tableaux tout le temps. Lui, faire un tableau, ça prenait six mois. “Je vais vous montrer la dernière chose… vous allez voir ce que vous en pensez.” Il sort une grande feuille de papier blanc sur lequel il y a un trait de fusain, un seul. Il nous regarde et dit : “Dites donc, vous qui connaissez ça, est-ce que c’est vraiment de l’art abstrait ?” » et Riopelle ajoute en riant : « C’était le plus beau trait de fusain que j’avais jamais vu ! » Riopelle et Borduas n’ont pu répondre. Ce « trait de fusain » restera imprégné dans l’esprit de Riopelle. Reflet de paysage, s’il en est un.
Ozias Leduc peignait des « variations sur une même toile », par alternances saisonnières. Le paysage variait, mais la toile restait. Riopelle (entrevue : 1968) : « Il commençait un tableau avec les saisons, ça avait un aspect un peu étrange, même très brouillé. Les feuilles poussaient, ils mettaient des feuilles. L’été venait, l’automne venait, les feuilles tombaient… Il mettait de la neige et finalement, en l’espace d’un coucher de soleil… c’était le coucher de soleil qui était la chose et c’était merveilleux. »
Engranger du paysage
Que tirer des variations du sol, lors d’un vol continu de cinq heures, vers l’horizon, à la « poursuite d’un coucher de soleil », sans appareil photo, sans fusain, sans rien ? Riopelle (entrevue : 1990) : « Moi, je regardais le sol, c’est le sol qui variait. Le [pilote] de l’avion ne comprenait rien… “Vous n’avez même pas un appareil photo ?” Non, ça va, vous montez avec le soleil, gardez-le toujours à l’horizon… il n’a rien compris. Moi, je regardais le sol… je ne sais pas si c’est pour en faire quelque chose, je crois que ça reste imprégné dans l’image. » Riopelle (entrevue : 1968) à la suite de ses voyages en avion parle d’une « influence assez immédiate » sur les peintures qui suivirent ses vols, raison fort simple : il engrangeait du paysage, porté dans « l’image ».
On intègre le paysage, on s’en imprègne, on ne l’analyse pas. À poursuivre l’horizon, le « long d’un coucher de soleil », les yeux rivés vers le sol, on fait le plein de couleurs. On se fait les « cent saisons » en un vol, tout comme l’architecte se fait les « cent villes » à travers ses voyages. Ensuite, l’« image acquise » s’inverse, dans l’art et dans les villes, comme « reflets de paysages ».
Les grands espaces et les villes
Riopelle donne droit à la libre interprétation. On peut avancer l’idée qu’à force de s’ouvrir aux grands espaces d’Amérique, loin des villes, en avion ou autrement, Riopelle s’est suffisamment « imprégné » du paysage pour s’en former une « image », une « seconde nature », véritable substrat, jamais figé, devenue l’assise de « nouveaux territoires de l’imaginaire ». Jackson Pollock, plus clairement, a affirmé : « Je suis nature ! »
La recherche actuelle de « densification des villes » n’exclut pas d’agir en « créativité et d’intégrer la nature ». Densifier les villes peut se faire en se projetant plus en avant, en qualité, et non seulement pour des considérations politiques, économiques, fonctionnelles ou écologiques. Définir l’« image » d’une cité en devenir, en saisir les contours, variables, mais stables, faire en sorte qu’elle réponde aux aspirations des gens qui l’habitent, de concert avec la nature, fait partie d’un projet partagé nommé « ville ».
Et si les villes « engrangeaient du paysage » ?…