Des amours variables
Frédéric est amoureux d’Anaïs. Anaïs aime beaucoup Frédéric. Ils sont tous deux jeunes, à peine sortis de l’adolescence, et ils se sont trouvés. Malheureusement pour Frédéric, lui et Anaïs ne cherchent pas la même chose. S’ensuit une relation à géométrie variable à saveur godardienne, alors que nous sommes témoins du point de vue de Frédéric, à qui l’on aurait envie de crier de mettre un terme à tout ça, qu’il souffre pour rien. Mais il y retourne, en espérant que les choses changeront, se satisfaisant d’une relation d’amour-amitié qui profite plus à l’un qu’à l’autre. Avec Ma meilleure amie, le vétéran Jean-Nicolas Vallée (il a collaboré durant plus de dix ans au magazine Safarir en plus de signer l’album Par un fil, paru en 2008) signe un album autobiographique qui parlera à plusieurs lecteurs qui auraient pu passer par ce genre de relation, qui laisse généralement plus de séquelles qu’on ne le voudrait.
François Lemay
Ma meilleure amie
★★★
Jean-Nicolas Vallée, Mécanique générale, Montréal, 2023, 184 pages
Le fabuleux destin de Fernand
Figure importante de l’histoire de la danse en Amérique du Nord peut-être un peu moins connue du grand public, le chorégraphe Fernand Nault mérite amplement cet album, M. Nault, qui lui est consacré. Né Fernand-Noël Boissonneault dans le Faubourg à m’lasse en 1920, décédé à l’âge de 85 ans, doté d’une exceptionnelle mémoire du corps, il a créé de nombreuses chorégraphies importantes, dont sa version du fameux Casse-noisette, présentée sans relâche depuis sa création en 1960 pour le Louisville Civic Ballet, dans le Kentucky, avant d’être finalisée aux Grands Ballets canadiens en 1964. Signé par Kas & Cas, un duo composé de la professeure de sémiologie à l’UQAM Catherine Saouter et de sa fille Kerry-Anne, une autrice et recherchiste résidant à Édimbourg, M. Nault est le fruit d’un ambitieux et rigoureux travail qui nous permet de découvrir une figure marquante et importante de notre histoire culturelle et de peut-être, ainsi, lui donner la place qui lui revient.
François Lemay
M. Nault
★★★1/2
Kas & Cas, Station T, Montréal, 2023, 120 pages
La face d’une Turquie totalitaire
Le caricaturiste turc Ersin Karabulut signe, avec Journal inquiet d’Istanbul, un premier album autobiographique passionnant dans lequel s’imbriquent l’histoire compliquée de la Turquie contemporaine et la passion précoce d’un jeune homme pour les arts graphiques. Le dessinateur, dont les rêves d’enfance sont habités par des personnages tutélaires issus de la bande dessinée franco-belge et des comics américains, met en perspective sa vocation d’artiste dans un pays en proie à la violence institutionnelle, de la polarisation politique des années 1970 jusqu’à l’ascension fulgurante du président Erdoğan, chef d’État allergique à la critique et à la contradiction. À la manière d’un Riad Sattouf, le dessinateur dans la quarantaine raconte son parcours intime des banlieues déshéritées d’Istanbul au sommet de la presse satirique. Le portrait du pays est sans concession, l’auteur n’hésitant pas à dénoncer à coups de crayon la répression et les nombreuses dérives autoritaires. Page après page, les moments graves succèdent à des scènes d’humour savoureuses, souvent libératrices.
Ismaël Houdassine
Journal inquiet d’Istanbul
★★★★
Ersin Karabulut, traduit par Didier Pasamonik, Dargaud, Paris, 2023, 152 pages
« Quelle connerie la guerre », comme disait Jacques Prévert
À la fois recueil de poésie et roman graphique, l’offrande de la Franco-Québécoise Vava Sibb se veut un véritable plaidoyer contre les conflits et la douleur humaine. L’illustratrice explique, en préambule de Larmes d’Ukraine, avoir entamé cette oeuvre en réaction à l’invasion en 2022 des troupes russes. « Je le vis comme une secousse, et avant tout comme le choc d’une Européenne installée à Montréal », souligne-t-elle, ajoutant que cet affrontement ravive une histoire familiale touchée par les deux grandes guerres mondiales. En résulte un album aux dessins abstraits visibles comme des collages et bourrés de ramifications parfois énigmatiques. La palette, dominée par le blanc, le noir et le rouge, renvoie au vide, à la mort, à la couleur du sang. L’architecture brutaliste côtoie une végétation asséchée formant des paysages symboliques hantés par des figures solitaires. Les mots prononcés comme des mantras exorcisent et surtout exposent l’inutilité et l’injustice des guerres, mères de toutes les souffrances.
Ismaël Houdassine
Larmes d’Ukraine
★★★
Vava Sibb, Station T, Québec, 2023, 88 pages